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 Par diva et par barde [PV la Belle de nuit]

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Nirfäel
Nirfäel
Barde Seigneurial
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MessageSujet: Re: Par diva et par barde [PV la Belle de nuit]   Par diva et par barde [PV la Belle de nuit] - Page 2 Icon_minitimeDim 18 Oct 2020 - 16:16



Nirfäel avait la tête ailleurs. Ils étaient revenus dans la petite maisonnée de Dame Erilys et depuis lors, le barde fixait le pendule avec un air vague. Les braises du foyer illuminaient son visage tourmenté. Au dehors, les pleurs des enfants avaient cessé plongeant le quartier dans le silence. Le barde revivait avec douleur les derniers évènements de la journée. Il songeait à cette menace invisible qui pendait au-dessus de sa tête. Bien qu’il ne l’avouerait jamais en public, car diantre il se devait de faire bonne figure, il se demandait désormais constamment quelle mouche l’avait piqué ? C’était une évidence : Nirfäel avait fait la pire erreur de sa vie. Le champ de ses possibilités s’était enceint de murailles au moment où il avait accepté la demande des conseillers de Ceannad. Bien sûr, son choix avait été insidieusement placé sur la route de l’avidité. On lui avait promis monts et merveilles, un redressement de sa compagnie, en plus de participer à ce que les conseillers avaient qualifié d’action communautaire à grande envergure pour l’établissement d’une future prospérité du Tyshar.

Quel idiot. Ne jamais croire le baratin des autres, voilà une leçon amère qu’il apprenait bien malgré lui ! Ce n’était pas le prospère Tyshar qui pouvait à tout moment être arrêté pour complot contre les grandes maisons d’Abyre et se faire ensuite couper la tête. Ou pire, en ce qui concernait ce fameux culte dont Erilys lui avait parlé. Rien qu’en se remémorant ce qu’il avait appris, le demi-elfe en avait froid dans le dos. Non il était clair qu’il n’avait rien à faire ici et que s’enfuir était désormais une mesure d’urgence nécessaire.

Même le silence devenait un bien piètre ami pour ses noires ruminations. Il jeta un œil en direction des escaliers qu’avaient pris Erilys. Il pensa à elle et la tristesse l’envahit. Il regrettait bien des choses et la première avait été de la mêler à ses affaires par de piètres agissements. Il n’avait jamais voulu la mettre en danger. Comment aurait-il pu ? Il en avait sacrifié son envie de la revoir, au détour même du plus petit des cabarets, de la plus courte de ses représentations. Alors même qu’il se trouvait en ville depuis des jours. Pour autant, la culpabilité s’accrochait à lui. En dépit de tous ces évènements, rien ne l’avait jamais empêché d’entretenir la correspondance qu’Erilys et lui avaient décidé d’entamer. Il aurait suffi de s’adjoindre les services de personne de confiance, et faire appel à quelques coquets. Cela n’avait pas non plus empêché Thymar de le démasquer et, il fallait le dire, avec facilité, compte tenu de son manque flagrant de discrétion. Pire encore, s’adonner au plaisir de la délation et de l’espionnage était devenu une affaire de passion, plus que de professionnalisme. Le goût de la menace et de l’interdit lui avait plu et ce n’était que lorsque les choses avaient dégénéré qu’il s’était rendu compte de sa bêtise.

Il entendit des bruits de pas dans la rue et releva la tête, craintif. Les bruits de pas se rapprochèrent de la maisonnée, avant de s’éloigner.

Mais Nirfäel n’était pas tranquille. Il ne l’avait pas dit à Erilys tandis qu’ils rentraient, mais le soupçon s’était emparé de lui. Durant leur escapade, il avait cru voir des ombres inhumaines dans les bois. Il y a quelques minutes encore, dans le petit quartier de la cité basse, sur quelques avenues, le barde avait eu la certitude qu’on les suivait. Ca l’avait glacé jusqu’aux os. Etait-ce des garnes, cette fois employé par les autorités abyréennes ? Cela ne l’étonnerait pas. Malgré leur aversion pour les elfes des mers qui les avaient réduits en esclavage, les garnes trahissaient les leurs pour une bouchée de pain, c’était bien connu.
Oui, c’était une évidence : Quelqu’un les surveillait.

Erilys le rappela soudainement à la réalité. Elle descendit de l’étage et alors, le barde se pétrifia. Car elle avait amené avec elle un présent :

-Erilys, qu’est-ce …

– Je voulais vous en faire la surprise pour le jour où vous reviendrez me voir. J’aurais aimé que cela se fasse dans des circonstances plus… réjouissantes. Je suppose que ça n'a plus beaucoup de sens de vous le rendre maintenant… Vous le reconnaissez ?

Il le reconnut en effet. Sans cesse il l’avait cherché, se perdant loin dans la cité tandis que le clair de lune lui jetait des frissons d’angoisse. C’était la mort dans l’âme qu’il avait par la suite rejoint ses compagnons pour conclure le Gra’R’No, frigorifié. Longues étaient ses manches, riche de violets. Des filets d’or parcouraient son tissu comme les veinures d’un pilier de marbre. De petits boutons aux motifs élégants ornaient son col, descendaient comme les étoiles du firmament jusqu’aux pattes de poche. Le barde n’arrivait pas à croire ce qu’il voyait. Il lui fallut le toucher pour comprendre qu’il ne rêvait pas. La dernière fois qu’il l’avait vu dans les mains de cette voleuse, le manteau était déchiré en de maints endroits, victimes innocentes des nombreux voyages et des péripéties rocambolesques que Nirfäel avait vécues. Aujourd’hui, il était rabiboché à la perfection. Le barde demeurait en apparence immobile. Mais le tremblement de ses mains, ainsi que ses yeux écarquillés trahissaient sa surprise. Bien vite vint ensuite la joie, un bonheur indéfectible de retrouver son vieux compagnon qu’il avait traîné sur des milliers de lieues et sur de longues années. Il le prit entièrement et alla l’émotion le gagne plus encore :

-Que c’est beau ! Est-ce donc cela, Erilys ? Tu voulais me faire plaisir ? Ce manteau est si magnifique…. Mais à mes yeux, sa valeur a toujours été mille fois plus importante encore… Ce que tu m’offres-là est peut-être bien l’âme sûre et rusée que j’avais auparavant. Merci. Merci milles fois !

Le barde ne put se retenir. Sa nature d’elfe, paisible et sérieuse, avait toujours été contrebalancée par son tempérament affectif et profondément humain. Du Nirfäel tout craché. Ainsi, il se jeta violemment au cou d’Erilys. Celle-ci avait manifestement anticipé son mouvement car elle se recula pour l’accueillir sans tomber.

Il la relâcha ensuite, un tantinet gêné. Ce n’était pas qu’il n’avait jamais serré une femme dans ses bras. La réalité était que la demi-elfe était une personne exceptionnelle à son cœur. Plus jamais il ne lui ferait honte. Il l’avait condamné indignement à souffrir en silence, par son refus de lui écrire, de lui transmettre ne serait-ce qu’un signe de son existence. Il avait honte lui-même car cela les avait mis tous les deux dans l’embarras, en dépit du fait qu’il ne pouvait faire autrement. Jamais plus. Il le pensait sincèrement. Des larmes, ébranlées et tremblantes de son bouleversement, tombèrent :

-Erilys, gémit Nirfäel en la regardant droit dans les yeux. J’ai honte de la chance que j’ai : d’avoir été ingrat et d’avoir néanmoins le droit à des attentions pareilles de ta part. Je suis heureux… vraiment heureux de ce cadeau.

La nuit était tombée. L’obscurité tombait peu à peu. Ils restèrent ainsi, lui tenant son manteau contre lui et elle l’observant. Elle attendait manifestement quelque chose. Lorsqu’il comprit, Nirfäel se sentit le plus parfait des idiots :

-Oh oui, évidemment !

Puis il enfila son manteau. Il apprécia pleinement la fine doublure en soie qui donnait de la chaleur au vêtement. Un courage profond et grand s’empara de tout son être, ainsi que d’une certaine fierté. Rien d’étonnant à cela. Il avait, il le savait, un air parfaitement somptueux. Il sourit à Erilys comme l’enfant inconscient qu’il avait toujours été.

Tout à coup, il y eut un grincement à l’étage. Au son dur de quelque chose qui cognait à des briques, le barde supposa que ça venait même du toit. Son sang ne fit qu’un tour. Quelque chose grimpait sur la maison ! Erilys l’entendit aussi. Nirfäel murmura :

-Diable ! Ils vont arriver par la cour !

Le moral du barde tomba en flèche. C’était fini. Ils l’avaient retrouvé. Ils l’avaient retrouvé et ils allaient les tuer dans cette maison. En silence, sans que personne ne les aperçoive. Quelle sorte de monstre commettait cela ?!

Une ombre surgit. Elle passa comme le fil d’une épée sur les murs à l’extérieur, sur le ménage qui séchait à l’air libre. Le barde se porta devant Erilys. Il prit le tisonnier qui se trouvait près de la cheminée et le tendit nerveusement dans le dehors nocturne comme une arme, attendant son heure. Non, cela ne pouvait se finir ainsi ! Pas après tout ce qu’ils avaient enduré. Pas en laissant son étoile mourir par sa faute. Il devait trouver un moyen de les faire sortir. Peut-être en grimpant à l’étage trouverait-il une issue, comme à Skerlida ?

Mais on ne lui en donna pas le temps. La porte de la cour vola en éclat. Le barde poussa un hurlement. Surgie de la nuit, une créature dont seule la silhouette noire était distincte se mouvait dans le salon. Elle rampait en faisant grincer horriblement le sol. Elle était énorme et aussi longue qu’un étalon. Nirfäel ouvrit la bouche d’effroi, pensant sa dernière heure arrivée. Le monstre approcha, se révélant à la lueur diffuse du foyer à demi-éteint.

Le barde cessa aussitôt de reculer, son expression passa de la peur à la plus totale perplexité.

Des écailles rougeoyantes brillaient sur des pattes griffues.

Un silence s’installa. Net et pourtant bien maladroit. Soudain, Nirfäel le brisa :

-Bravo, stupide bête ! Tu te croyais amusant, peut-être ? Tu n’exagérerais pas un brin à essayer de nous terrifier ?

Le barde balança le tisonnier par terre d’un air irrité :

-Tu as gâché une occasion de bien faire. Et l’art de la discrétion dans tout ça, TeRcáïl, est-ce qu’un jour ça te connaîtra ? Si j’en suis le blaireau, toi tu en es l’esbroufe !

Le dragon écarlate releva son long cou de serpent. Une corne ripa contre un chandelier qui s’effondra. Son poitrail bombé enveloppait un tel espace qu’il manquait à chaque inspiration de briser la table du salon. Du reste, il était grand effectivement si on le prenait à taille humaine. Toutefois, pour une raison mystérieuse, sa morphologie était restée celle d’un draque malgré ses ailes déployées. Il les fixait avec un air amusé. Mais il était difficile d’en être sûr. Du point de vue de Nirfäel, TeRcáïl pouvait tout aussi bien réfléchir à faire d’eux son dîner.

-Vénéré ménestrel, prenez garde à ce que vous dites et au ton que vous employez. (Une fine langue fourchue sortit de son museau). Qui sait ce que Fines-oreilles-œil-rouge et Elfe-qui-se-coiffe-en-homme pourraient entendre s’ils tendaient bien l’oreille ?

-Ils sont ici ? demanda Nirfäel, toute couleur s’échappant de son visage.

-Non. A moins que tu aies été moins discret que moi (le petit dragon prit un air joueur). Te serais-tu perdu en cours de route avec cette charmante sang-mêlé ? Mon mot indiquait que le faucon, c’est-à-dire moi, devait rejoindre le lièvre sur la place de la Lance d’Argent. Et, en dépit du fait que je n’apprécie guère de me flatter, il me semble avoir mieux compris cette directive que mon très cher lièvre…. C’est-à-dire toi.

-Il y a eu des complications. Je t’expliquerai.

-Tu m’expliqueras vite. Le temps nous presse plus sûrement que l’ivresse d’un festoyeur. Les inquisiteurs commencent à bloquer les quartiers de ville. Votre tour viendra. Gare à nous alors, car je ne pense pas mes privilèges d’invité draconique suffisant pour veiller sur nous tous.

TeRcáïl pencha la tête de côté et ses yeux farceurs et capricieux, demeurant en diagonale, tombèrent sur la demi-elfe :

-Ah je me souviens maintenant. Très chère…. Je vous aurais bien resservi une petite tasse de ce formidable millésime mais je crains d’avoir déjà tout englouti. Allez-vous nous aider à quitter ces lieux ? Nous aurions bien besoin de l’aide d’une personne connaissant les recoins de ces sombres ruelles.
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Erilys
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Ambassadrice de l'Amour
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MessageSujet: Re: Par diva et par barde [PV la Belle de nuit]   Par diva et par barde [PV la Belle de nuit] - Page 2 Icon_minitimeMar 17 Nov 2020 - 2:51

Erilys… J’ai honte de la chance que j’ai : d’avoir été ingrat et d’avoir néanmoins le droit à des attentions pareilles de ta part. Je suis heureux… vraiment heureux de ce cadeau.

Un sourire pastel étira les lèvres de la demi-elfe tandis qu’elle penchait un regard coupable sur le plancher.

À ce propos… J'ai eu tort de vous disputer. Vous n’êtes pas ingrat. Je sais à présent que vous avez fait de votre mieux pour me protéger et je l’apprécie. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’est plus question de cultiver mon pardon ou de réparer des pots cassés. Oublions cela, répondit-elle en épongeant les larmes qui inondaient la figure du barde. Et concentrons-nous sur ce qu’il y a d’important.

Erilys rangea son mouchoir. Il y avait en effet des sujets mille fois plus inquiétants pour eux que leurs propres querelles, et dont il fallait s'occuper sans attendre. Chaque minute constituait un temps précieux qu’il serait mortel de gaspiller, or, des heures entières s’étaient écoulées et les demi-elfes n’avaient pas ébauché un seul plan d’évasion.

Pourtant, même face à l'urgence assommante de la situation, Erilys se surprenait elle-même à éprouver une joie profonde et mesurée, un sentiment de paix tel qu’elle n’en avait plus ressenti depuis la mort de Danalhéa, comme si depuis ce jour son esprit avait été la proie d’une sorte de nausée, insidieuse et insensible, qui ne s’était enfin apaisée qu’à la lumière de sa chère luciole.

Après quelques secondes de silence où il se dévisagèrent, Erilys désigna le manteau d’un léger sursaut du menton. Les mots que le couturier avait eu juste avant de lui remettre le vêtement restauré lui étaient soudainement revenus en mémoire :
"...et s'il ne vous vient pas ne serait-ce qu’une petite envie, même résistible, de lui croquer le train, je peux d’ores et déjà vous dire que vous souffrez d’un tragique problème de goût. Moi, je n’ai aucun doute sur le choix de ma vocation et encore moins sur la réussite de mon œuvre."
Si la demi-elfe se trouvait tout à fait curieuse de savoir si elle était effectivement victime d’un tragique problème de goût, elle était également tout aussi impatiente de voir l’émerveillement égayer ce visage raidi par les récents événements. En fin de compte, songea-t-elle tandis que Nirfäel enfilait sa tenue, le moment n’était peut-être pas si mal choisi pour lui faire ce cadeau.
Un peu de bonne humeur suffit pour appâter la chance, quelques fois.
Erilys évalua la silhouette redessinée du barde et son sourire s'amplifia encore.

C’est tout à fait exquis. On dirait le Prince du Crépuscule dans cet opéra de Spinel, celui avec la lyre enchantée.

Il lui retourna un regard où pétillait une lumière nouvelle qui lui vrilla le coeur d’une toute autre façon que précédentes. C’était peut-être bien ladite âme sûre et rusée qui s'éveillait au contact de la soierie. Il ne faut jamais sous-estimer l’effet qu’un beau vêtement produit sur l’humeur et l’agilité d’esprit de son porteur, car si l'habit ne fait pas le moine, il suffit parfois pour faire croire à celui-ci qu'il en est un.

Tout à coup, un raclement retentit à l’étage. Les demi-elfes levèrent la tête vers le plafond d’un mouvement commun. Ça dégringolait du faîte du toit, glissait contre le mur extérieur avec aisance en produisant de crissements abominables. Quoi que ce fut, Erilys comprit qu’il était trop tard pour espérer se cacher à l’intérieur de la maison. La mort lui apparut soudain si évidente que les moindres de ses pensées se dérobèrent à elle. Elle sentit un froid funèbre parcourir son échine tandis que tout autour le monde et les mots devenaient flous et demeura blême, incapable de se formuler derrière le barde dont le tison qu’il brandissait preusement rougeoyait encore dans la pénombre vespérale.

Ce fut le bruit éclatant du métal sur le sol qui tira Erilys à la surface de sa conscience. Lentement, elle cligna des yeux et arqua les sourcils.

–  Et l’art de la discrétion dans tout ça, TeRcáïl, est-ce qu’un jour ça te connaîtra ?

TeRcáïl ? Un dragon ? Dans sa maison ? Un dragon dans sa maison ?

La demi-elfe agrippa doucement le bras de Nirfäel, comme pour s’assurer de sa tangibilité. Il existe, après tout, un lien tout à fait spécial entre la mort et le sommeil, et rien n’indiquait qu’Erilys ne se trouvait pas sur l’onirique palier du trépas. Elle reprit tout de même bien vite ses esprits et put écouter plus attentivement l’échange du barde avec le dragon. Ce dernier coula un regard sur elle avant de s’exprimer :

Ah je me souviens maintenant. Très chère…. Je vous aurais bien resservi une petite tasse de ce formidable millésime mais je crains d’avoir déjà tout englouti. Allez-vous nous aider à quitter ces lieux ? Nous aurions bien besoin de l’aide d’une personne connaissant les recoins de ces sombres ruelles.

D’un geste fatigué, Erilys se pencha pour ramasser le tison que Nirfäel avait jeté par terre dans un fracas épouvantable un instant plus tôt. Non, décidément, aucun de ces deux filous ne pouvait être en droit de parler de discrétion.

Commencez par remonter la porte. Après, on discute.

Le dragon siffla, visiblement amusé par son ton autoritaire. Il hocha malgré tout la tête et plissa les yeux en signe de résipiscence, après quoi il s’appliqua à faire ce qu’elle lui avait commandé.

Ils s’installèrent tous les trois devant le foyer où des mèches de feu orange ondoyaient au dessus des braises sans crépiter. Adossée au fond de sa bergère, Erilys, dont la présence du dragon avait aiguisé la nervosité, avait repris son ouvrage et brodait presque furieusement. À sa gauche, Nirfäel était acculé dans son siège et, en face de lui, TeRcáïl, dont les écailles rubis rutilaient sous la lueur émanant de l’âtre, avait rassemblé sa queue devant ses pattes, assis à la manière d’un chat.

Auriez-vous une autre idée ?

Erilys posa le tambour sur ses genoux. Ils écumaient les possibilités depuis plusieurs minutes, mais chaque proposition paraissait plus dangereuse à exécuter que la précédente. Elle joignit les mains sur son visage et, se tassant les paupières d'un geste l'as, soupira.

Je ne sais pas… Vous pourriez... vous faire passer pour des malades très contagieux qui doivent se rendre à l’hospice. Les gens s’écarteraient naturellement sur notre passage. Cette méthode a déjà fonctionné pour moi lorsque j'étais sur Byleuc, dit-elle avec une pensée pour les lépreux qui les avaient aidées, elle et Syobhan, à fuir l'île.
C’est une proposition certes inédite, mais je dois reconnaître qu’elle est... intéressante, dit TeRcáïl en clignant ses yeux olivâtres. Je crains cependant que notre duo soit trop reconnaissable. Un avis, ménes...

On frappa quatre coups à la porte d'entrée. Tous se figèrent alors qu'un silence écrasant s’abattait sur l’incongru trio, chacun attendant sans savoir quoi exactement. Au bout de quelques secondes, Erilys chuchota :
Cachez-vous.
Les coups se répétèrent. Le bois épais de la porte étouffa ces mots :
C’est moi.
Erilys fit volte-face, le sang glacé. c’était Thymar, à nouveau.
Lorsqu’elle fut assurée que ses deux hôtes étaient hors de vue, la demi-elfe entr’ouvrit strictement. Six ou sept centimètres au dessus de son front, Thymar baissaient sur elle des yeux froncés.
C’est toi. Il est tard, dit-elle sur un ton tranchant.
Je sais, mais il fallait que je te parle.
Très bien, je t’écoute.
À l’intérieur. Ce n’est pas quelque chose qui se dit sur un palier.
Ce sera le palier.
Le garde soupira.
Il est parti ?
Plaît-il ?
Ton musicien, il est parti ?
Cela t’intéresse ? Tu voulais lui présenter tes excuses ? Est-ce le scrupule qui t’a conduit jusqu’à ma porte ce soir ?
Thymar soutint son regard avec une grande insistance, ignorant ses jets d'épines.
En quelque sorte, oui. Puis-je entrer ?
Erilys se mordit la lèvre inférieure, perplexe. Finalement, après quelques secondes de blanc, elle le laissa entrer le temps d’un baillement de porte.
Il est encore ici, n'est-ce pas ? demanda l'elfe des mers tandis qu'il pénétrait à pas sonores dans le salon.
Tu ne vas pas nous dénoncer à l'Inquisition ?
Bien sûr que non. Je ne ferais jamais une chose pareille.
Alors ?
Thymar releva la tête vers la demi-elfe en soupirant, visiblement contrarié de devoir dire une telle chose.
Je suis disposé à aider Nirfäel à quitter Abyre dans les plus brefs délais.
Je ne comprends pas. Pourquoi ?
Je ne veux pas que tu aies de problème.
Eh bien tu te mets en danger pour rien. Tu n'aurais pas dû venir. Tu aurais dû nous laisser nous débrouiller seuls.
Ils nous ont donné une liste de noms. Ils savent que c'est lui qui a ces foutus papiers et ils sont en train de bloquer la ville. L'enceinte n'est déjà plus franchissable. Il faut qu'il fiche le camp.
Une bûche claqua dans le foyer en s’effondrant. Tous deux se détournèrent, un peu surpris, comme si une troisième personne s'était écriée.
Erilys reprit. Sa voix s'était faite plus grave, mais aussi plus calme.
Je peux te faire confiance ? Je peux vraiment te confier leurs vies ?
Leurs ?

TeRcáïl reparut à la lumière dans un cliquetis de serres, chétivement suivi par Nirfäel.

Enchanté messire. C'est un plaisir de vous revoir. Je me rappelle que vous n'étiez pas très en forme la dernière fois que nous nous sommes rencontrés. Navré de constater que vous avez toujours aussi mauvaise mine. Le malheur qui vous accable doit être bien grand.
Vous...
Je vous avais dit que nous nous reverrions, messire.
Qu'est-ce que c'est que ce cirque ?
TeRcáïl fait aussi partie du complot, admit Erilys d'une toute petite voix en esquissant un petit pas en avant, les bras croisés derrière son dos comme un enfant qui aurait fait une bêtise.
Thymar se dérangea une chaise et s'assit, plus agacé qu'ébranlé. Il cherchait à comprendre, à mettre les pièces du puzzle à l'endroit.
Il faut que je l'emmène, lui aussi ? soupira-t-il. Cacher un homme dans une ville, certes, c'est comme cacher un mouton dans une bergerie. Mais un dragon ! Que les abyssaux me viennent en aide…
Le silence s'installa, pesant. À demi accoudé à la table, le garde se pinçait le haut du nez, paupières closes, grimaçant comme s’il avait été la proie d’une méchante migraine.
Tu as dit que tu voulais nous aider. Tu avais un plan, avant de venir ici ?
Cacher notre homme, pour commencer. Loin  de chez toi, pour ta propre sécurité.
Où ?
Thymar se redressa négligemment et glissa une main sous le col de sa chemise de lin. Il en sortit une clé ornée de belle facture suspendue à un cordon de cuir.
La demi-elfe ne put masquer son étonnement.
C'est un endroit que tout le monde a oublié, dit-il en rangeant le pendentif sous sa chemise.
Tu…
Je l’ai aussi choisi parce qu’il est possible qu’il reste un passage menant vers l'extérieur de la ville. De là, ils pourraient partir par voie de terre.
Tu es certain qu'il n’est pas détruit ?
C'est possible… Mais le lieu en lui-même est une cachette sûre. Lugubre, certes, mais sûre. Si le passage est inaccessible, Ils pourront toute de même y demeurer le temps que je trouve un autre moyen de les faire évader.
Je vois…
Il saisit son poignet avec autant de délicatesse que s’il avait voulu cueillir un coquelicot.
Fais-moi confiance, d’accord ?
Moi oui. Mais c’est à eux qu’il faut demander ça.
Y a-t-il quelque chose que vous ne nous dites pas à propos de cet endroit, très chers ?
Rien d’inquiétant, soyez rassurés. J'ai été surprise, mais je pense aussi que c'est une bonne idée.
Thymar rendit sa main à la demi-elfe et se redressa lentement, portant désormais son attention aux deux individus qui leur faisaient face, à l’un en particulier. Il prit une inspiration et parla.
Maître barde. Nous ne sommes pas en bons termes, vous et moi. Mais nous avons tout de même un point commun il me semble. Nous ne voulons pas qu’il arrive de mal à mademoiselle Erilys, n’est-ce pas ? En aucun cas. Il serait sage de vous éclipser maintenant et de ne pas mêler notre amie à cette sordide affaire plus que vous… nous ne l’avons déjà fait. Si les inquisiteurs se doutaient de quoi que ce soit à son sujet… (Une ombre passa sur son visage.) nous ne nous le pardonnerions jamais.
Cela sonnait plus comme une injonction qu’une proposition, mais le garde ne comptait pas réellement lui laisser le choix de rester chez la demi-elfe.
Il n’a pas tort, l’appuya TeRcáïl. Si vous tenez à protéger votre amie, mieux vaut ne pas l’embarrasser davantage de notre présence. Nous avons déjà largement abusé de sa sollicitude.
Bien dit, renchérit le garde en pointant le dragon. Alors il semblerait ce soit l’heure des au revoirs. (Il se leva, pinça sa chemise de ses deux mains et tira d’un coup sec pour la réajuster.) Nous sortirons par la cour.

Thymar assura une nouvelle fois à Erilys que tout irait bien, la salua, et se dirigea vers la porte. Celle-ci manqua de lui tomber sur le front, aussi la remit-il droitement sur ses gonds avant de gagner la cour avec une démarche digne.

Ne vous faites pas de souci. Il ne vous trahira pas.
C’est une créature honnête. Ceci dit... pouvez-vous nous en dire plus sur cet endroit ? Ne pas savoir où nous nous rendons exactement est très inconfortable.
Avez-vous déjà entendu parler de la villa Regina ?
La villa Regina ? Cela sonne très humain. Non, je n’en ai jamais entendu parler.
C’est bon signe. Les elfes des mers ont tendance à condamner ce qui les gêne à l’oubli. C’était une demeure luxueuse autrefois. Construite par un riche marchand originaire de Tyshar… abandonnée depuis plusieurs décennies pour des raisons qui ne me sont pas connues.
Vous entendez, ménestrel ? Si nous ne parvenons pas à quitter Abyre cette nuit, nous auront au moins une cachette de luxe. Allons, maître barde, ne perdons pas de temps. Très chère, j’ai été ravi de vous revoir. Quel dommage de devoir se passer d’une aussi charmante compagnie que la vôtre… mais c’est sans doute mieux ainsi. Je vous souhaite bonne chance.
Souhaitez-la plutôt à vous-même TeRcáïl, vous en aurez bien besoin pour traverser la ville. Au revoir.

Le dragon inclina légèrement son long cou serpentin en sa direction avant de se glisser à l’extérieur pour rejoindre Thymar.
Erilys se retourna vers le barde qui la regardait avec attention. Elle se rappela alors des bleuets dans ses cheveux et pensa oh, misère ! en les protégeant instinctivement sous ses paumes. Un silence gênant qui s’imposait entre eux et elle le brisa aussitôt.
Bien ! Il est apparemment déjà temps, dit-elle sur un ton plus interrogatif qu'affirmatif. Je...

Malgré toutes les fois où ils s'étaient rencontrés, jamais les demi-elfes n'avaient eu l'occasion se dire au revoir de vive voix. Le hasard, par amertume ou par bonté, leur avait toujours épargné ce genre de discussion, en les emportant chacun dans des directions opposées sans qu’ils ne puissent jamais l’augurer. Erilys avait tant souhaité pouvoir le faire une bonne fois pour toutes. Pourtant, maintenant que l’heure arrivait, la demi-elfe ne savait pas comment formuler des adieux. Elle ne l'avait jamais fait et dans ces circonstances, la tâche lui paraissait effroyablement difficile. Probablement parce qu’elle ne savait pas quel genre d’adieux elle devait faire.

La demi-elfe baissa les yeux. Elle retourna devant le foyer et prit le tambour qu'elle avait laissé sur sa bergère. Elle en détacha le carré de tissu, le plia et le tendit à Nirfäel. Un E en fil mordoré trônait au milieu de la pièce de broderie.

Je n'avais pas prévu de l'offrir alors il est à mon initiale... mais j'aimerais que vous le gardiez. Tant pis s’il n’est pas terminé. C'est mon dernier cadeau, pour vous.

Erilys releva les yeux vers Nirfäel. Elle admira une dernière fois ses yeux et ses cils clairs, le tracé de ses lignes à la fois si fines et si expressives, la blancheur soyeuse de ses cheveux sur sa peau hâlée. Soudainement, la tristesse lui pris à la gorge, et elle eut la sensation d’avoir avalé des guirlandes barbelées. Elle refusa malgré tout de transmettre sa détresse et continua de sourire à Nirfäel comme avec la certitude que tout irait pour le mieux d’ici quelques heures. C’était ce qu’elle souhaitait lui inspirer avant de partir. Plus d’assurance que ce que son manteau neuf pouvait lui apporter. N’étant pas certaine d’être capable de masquer le tremblement de sa voix, la demi-elfe tendit les bras pour l’enlacer et, posant son menton contre épaule, chuchota ces mots, un peu malgré elle :

Soyez prudent et prenez bien soin de vous. Je n’ai pas la force de visiter une autre tombe. Surtout pas la vôtre. À très bientôt...

À très bientôt, ma chère luciole. Te dirais-je jamais comme tu m'es adorable ?

***

L’oeil de Nerienyphe est indifférent à l’opacité nocturne. Il perce pratiquement tout. Le noir, le mensonge, l’esprit. C’est le rossignol des maîtres illusionnistes.
C’est sûrement une visite anodine. On ne peut pas lui reprocher de voir une fille et de passer un peu de bon temps. Je ne veux pas être un voyeur !
Patience, Iephyr. Fais-moi confiance. Il va sortir. Il nous suffit d’attendre sagement.
La majestueuse elfe des mers sortit la petite horloge mécanique, un exemplaire rare et coûteux de sophistication naine offerte par son propre père Monsieur le Bourreau à son dernier anniversaire. Lavhale et Iarenlei se penchèrent pour admirer l’objet, une vraie pièce d’orfèvrerie. Nerienyphe l’inclina à la lumière d’une lunule luminescente et déclara :
Encore une trentaine de minutes, au maximum. S’il ne sort pas… C’est qu’il nous a déjà échappé.
Sans façon. Je vais rentrer. Je suis certain que tu te trompes, në-Tian. Thymar ne trahirait jamais Abyre.
Comme tu veux, Iephyr. Val, Ren, vous vous dégonflez aussi ou vous restez avec moi ?
Mais naturellement.
Je pourrais avoir besoin de votre aide. En échange, je garantis que votre curiosité sera récompensée. La résidente de cette maison a beaucoup à nous dire...
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Nirfäel
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MessageSujet: Re: Par diva et par barde [PV la Belle de nuit]   Par diva et par barde [PV la Belle de nuit] - Page 2 Icon_minitimeDim 31 Jan 2021 - 21:07



La garde abyréenne, comme elle aime à s’appeler, la plus pointue, la plus terriblement stricte de toutes les autorités elfiques. Celle qui aime surprendre, toujours, qui ne stationne pas sur la place du marché ! Qui n’avance pas à l’arrière des carrosses, dans les grands quartiers à gros murs porteurs, puisqu’ils tiennent avant tout à être sur le terrain pour récurer la déjection de maraud, les bougres, en plein quartier des gorges chaudes, par épées et lances ! Avec ses alter egos les inquisiteurs, commodores de la pendaison rustique, qui prennent les commandes dès qu’il s’agit de mettre le filet sur de la viande fraîche pour la laisser mûrir, cap sur les geôles, vent en poupe !

Certes.

Vive la garde d’Abyre, songea sombrement Nirfäel en voyant Thymar surgir de l’embrasure de la porte. Il était clair que le bonhomme ne pouvait pas tomber au pire moment. Toutefois, après quelques instants d’hésitation, Erilys lui permit d’entrer. Il ne fut guère surpris de trouver le barde ici, bien plus de voir apparaître devant lui la silhouette d’un minuscule dragon, quoique faisant trois bonnes têtes de plus que lui, dans la maison de sa très chère amie. Cette nouveauté dans le rapport de forces mit du baume au tempérament craintif de Nirfäel qui cette fois soutint le regard scrutateur du garde.

– Qu'est-ce que c'est que ce cirque ?

Se sachant derrière TeRcáïl, Nirfäel croisa fièrement les bras en relevant la tête comme un paon. Il espérait à minima faire de cette scène un sacré spectacle pour le freluquet.

-C’est tout, Thymar ? Vous vous en tenez là et vous passez plat ? Réplique acerbe ricochant au sol sans reprise pour marquer les esprits ? Eh bien dans ce cas, sachez que ce cirque est mon seul fidèle ami dans ce coin de canailles, fit-il en indiquant le dragon rouge.

Non pas qu’il ne pensait à mettre Dame Erilys dans l’équation, car la demi-elfe tenait une place plus importante encore. Elle sut d’ailleurs se montrer plus explicative à leur sujet. Aux mots qu’ils échangèrent ensuite, le barde comprit que Thymar avait peut-être finalement une échappatoire à leur fournir pour éviter la potence. Il écouta néanmoins avec beaucoup de circonspection. Des questions tournaient autour de lui, vaquaient à leurs petites arabesques dans son esprit. Comment savoir si Thymar ne les trahirait pas à la dernière minute ? Combien de gardes pourraient se trouver sur leur chemin jusqu’à ce fameux endroit ? Et la clé, fonctionnerait-elle ? Au visage d’Erilys, il semblait que oui, car elle l’avait reconnu. Mais tout reposait sur l’idée qu’il les emmène dans un endroit sûr et c’était là pour lui une redoutable inconnue.

Enfin, ce n’était peut-être pas plus périlleux que de faire passer un dragon pour un pauvre malade. Une autre chose poussait Nirfäel à suivre cette idée : Erilys avait confiance en lui. Elle croyait en son plan et c’était son Elelna Hëlle. Elle était loin, très loin d’être stupide et ne donnait pas sa confiance à n’importe qui. Pour cela, Nirfäel était plus que prêt à les suivre dans cette ultime folie. Lorsque Thymar s’en fut allé, après l’avoir copieusement menacé et de fort maladroite façon, il en allait de soi pour de tels ânes, Erilys réitéra à sa surprise tout l’espoir qu’elle avait dans cette entreprise.

Elle savait où Thymar comptait les emmener : une demeure appelée Villa Regina, sans doute rompue à la luxure et aux jeux de main déplacés durant de douteuses festivités. Elle était apparemment abandonnée et par sa foi, c’était tant mieux. Voilà qui serait effectivement un bon endroit pour les cacher de l’inquisition. TeRcáïl, ravi, se pencha vers Nirfäel :

– Vous entendez, ménestrel ? Si nous ne parvenons pas à quitter Abyre cette nuit, nous aurons au moins une cachette de luxe.

-Oui, entre autre chose c’est un aspect louable de ce plan. Et puis, une villa ne sera pas de trop pour cacher ton embonpoint ! Diable, c’est peut-être un coup bas, mais je te trouve bien plus bouffi qu’à notre dernière entrevue.

Mais le dragon rouge sembla avaler la pique et la recracher aussi sec :

-Allons, maître barde, ne perdons pas de temps. Très chère, j’ai été ravi de vous revoir. Quel dommage de devoir se passer d’une aussi charmante compagnie que la vôtre… mais c’est sans doute mieux ainsi. Je vous souhaite bonne chance.

Et il les laissa là. Sans même avoir conscience du profond sentiment de malaise qu’il venait d’instaurer. Le barde déglutit avec tristesse. Il lorgna la fine silhouette de sa tendre. Il sut immédiatement ce qu’elle pensait. Il l’avait su sans même la regarder, sans même avoir besoin d’un quelconque signe de sa part. Car à la fin, en ce moment précis, il songeait exactement à la même chose. Qu’une seule et même pensée puisse être jouée d’une même vocalise dans leur deux esprits aurait été quelque chose de splendide si elle n’avait pas été si accablante. À la place, son lyrisme transperçait plus brutalement son cœur qu’une lame. C’était ainsi depuis leur première rencontre. L’un devait endurer le départ de l’autre, mais les deux subissaient le même déchirement, la même fulgurance de haine contre le monde, ce corps bombé d’immenses préjugés, agitateur et sournois, qui se permettait de les forcer à se séparer à nouveau, sous le prétexte que la vie continuait et que pour cela, il ne devait plus être un.

Soudain, Erilys se dirigea d’un mouvement fluide vers un tambour placé sur la bergère. Elle revint vers lui et lui présenta un carré de tissu plié. En le prenant dans ses mains, le barde sentit sa texture douce. Il vit le sigle E joliment orné dessus. Il entendit ensuite les mots de la demi-elfe et, sans réellement les écouter, il savait qu’ils contenaient ses adieux. Son cœur alla crescendo. Il se sentait incapable de faire de même. Aucun au revoir ni à la prochaine ne pouvait mentir. La garde abyréenne ne pardonnerait jamais à Nirfäel d’avoir volontairement trahi le peuple des elfes des mers. Elle avait son nom inscrit en lettre sanguinolente sur un bout de parchemin jauni et sale. Sa carrière ici en tant que barde était terminée, et son cabaret partirait bientôt en fumée. Jamais plus Erilys ne le croiserait dans les alentours, sinon en tant que fugitif, ou pire, en tant que condamné. La demi-elfe le prit dans ses bras et il l’étreignit chaleureusement :

– Soyez prudent et prenez bien soin de vous. Je n’ai pas la force de visiter une autre tombe. Surtout pas la vôtre. À très bientôt...

Une douche. De l’eau glacée comme une cascade. Voilà ce que les pigments de sa peau semblaient subir. Et un étau qui enserrait sa gorge. Nirfäel se rendit alors compte d’une chose. Il ne pouvait pas continuer ainsi. Il ne pouvait pas lui faire d’aussi horribles adieux.

Il ne pouvait pas lui faire cette promesse qu’il ne saurait tenir.

D’autres mots refluaient comme une vague perlée d’espoir dans sa bouche : « Viens avec moi. Fuis cette cité de vipères. Prend ta musique et ta voix et partons voir ce que la liberté a à nous chanter sur le monde. » Mais les paroles ne voulurent pas sortir. Etait-ce si difficile à dire ? N’était-ce pas non plus égoïste ? S’il était un voyageur, Erilys était une sédentaire, certes aventureuse, mais qui avait une maison, une vie partitionnée de couplets, de rires, d’amis et d’ambition. Pouvait-il seulement avoir l’audace de lui demander d’abandonner tout ceci pour lui, alors que lui-même venait comme un souffle d’alizé dans cette nouvelle existence pour repartir aussitôt ?

-Je vais peut-être vous paraître cavalier, fit TeRcáïl devant eux, mais je suis déjà au-delà du pas de la porte, ce qui signifie que ma présence a d’ores-et-déjà été remarquée par une dizaine d’indiscrets et son équivalent en passants.

-Nous devrions presser le pas, appuya sévèrement Thymar en acquiesçant à ses propos.

Alors les demi-elfes se libérèrent. Nirfäel rajusta son manteau et sortit de la maisonnée d’un pas lourd, incapable bredouiller autre chose que des remerciements et un au revoir forcé. Il respirait avec grande peine et il avait les bras ballants. Dehors, la lune pâle s’était levée et lâchait un rideau de lueur blafarde sur la ville. Les tuiles et ardoises réfléchissaient cette lumière et donnaient aux ruelles une apparence spectrale. Fallait-il donc que même la cité se donne des allures de nécropole ? Le barde rejoignit le garde et le dragon :

-À quelle distance nous trouvons-nous de cette villa ? s’enquit-il auprès de Thymar.

-Pas loin, répondit ce dernier, mais il est dangereux de passer par les lieux fréquentés. Vers la Place de la Lance d’Argent, ce serait du suicide. Nous passerons par les quais. Ca rallongera notre chemin de quelques minutes, mais c’est toujours mieux que de se faire remarquer.

Il montra TeRcáïl du doigt comme pour justifier cette décision. Le dragon rouge ne semblait pas prendre la chose avec beaucoup de gravité. Toutefois, il avait l’œil hagard et était sur ses gardes. Ses écailles ne frétillaient plus comme à l’accoutumée et sa queue traçait de petits arc-de-cercles dans le vide. Il scrutait l’obscurité et émettait des sifflements perçants. Le vent feulait, moucheté de râles saturés. D’un signe, le dragon demanda à Nirfäel de ne pas faire de bruit. Le barde s’exécuta. Il n’était d’ordinaire pas très obéissant, mais il savait que de tous, il était celui qui avait l’ouïe la plus pénétrante.

-À couvert ! aboya-t-il tout à coup.

Thymar et Nirfäel obéirent, et le bruit d’un sifflement aigue vibra d’en haut, suivi d’un clapotement sur le pavé sombre. Le barde se pétrifia de terreur. Un carreau d’arbalète roulait à quelques centimètres de lui. On les avait retrouvés. Mais pire que tout, on les avait retrouvés ici.

Erilys était en danger ! Il fallait la faire sortir de cette maison et en vitesse. Le barde lui lança un regard navré et prit sa main sans lui demander sa permission :

-Aaaah, dit lentement TeRcáïl en masquant sa furie derrière deux yeux jaunes scintillants, voilà donc Elfe-qui-se-coiffe-en-homme et ses compagnons.

-Allez vite, courez tudieu ! hurla Thymar.

Un autre carreau surgit et manqua Erilys de peu. Atteindre sa cible dans une telle pénombre relevait de l’exploit, pourtant, celui-ci n’était pas passé loin de la jugulaire. Son propriétaire devait hélas être un tireur hors pair. Elfe et demi-elfes se mirent donc à courir tandis que TeRcáïl faisait claquer ses ailes pour grimper sur le toit des maisons. Nirfäel ne regardait pas derrière lui. Un carreau d’arbalète, ça allait vite. Le barde était bien placé pour le savoir. Bien que recharger cette arme prenait un peu de temps, il n’avait pas l’intention de rester planter là, à attendre la mort. La peur de mourir lui donnait deux jambes de plus pour s’échapper du piège infâme qui s’était refermé sur eux.

On les avait trahis, et pas qu’un peu. Sans doute ce cerbère elfe aux cheveux gras et au pedigree de brigand. Pourtant, Thymar ne paraissait pas assuré de sortir vivant de cette embuscade. Il les emmenait toujours plus loin dans les recoins sombres d’Abyre, faisant fi de la discrétion. TeRcáïl ayant disparu, ils prirent le large en traversant des allées noires de monde, espérant dissuader leurs poursuivants d’un assaut meurtrier en plein milieu de la foule. Ils gagnèrent les ponts du second niveau de la cité et s’embarquèrent au milieu des passants. Les cloches tintaient sec dans ce quartier, et des lampadaires auréolés de magie diffusaient une lueur drue sur la Place Soupirante. Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres du chemin sûr, quand un nouveau carreau siffla dans l’air. Les trois comparses se réfugièrent derrière le large madrier du pont et attendirent la troisième salve. Rien ne vint. A la place, une fulgurance de voix, comme un tranchant d’acier dans la nuit :

-Attends un peu, Thymar ! Inutile de rejoindre les abyssaux ce soir. C’est Nerienyphe. Tu vois ? Il n’y a aucun danger. Tout est sous contrôle. Ce n’est qu’une question de temps avant que l’inquisition nous rejoigne. (Un sinistre bruit mécanique résonna dans l’air) Mais on n’a pas besoin de les attendre pour finir le travail et avoir les honneurs. Relève-toi, ramène-nous le barde et on te laisse partir avec ta donzelle.
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Erilys
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MessageSujet: Re: Par diva et par barde [PV la Belle de nuit]   Par diva et par barde [PV la Belle de nuit] - Page 2 Icon_minitimeDim 14 Mar 2021 - 3:13


Allez vite, courez tudieu !
L’elfe pressa à nouveau la détente, prêt à rompre ce magnifique cou de cygne d’un seul trait. Il manqua sa cible.
Tu te précipites trop, Lavhale, gronda Nerienyphe sans quitter leurs cibles des yeux. Suivons-les.

Les trois elfes des mers virent les fugitifs se dérober dans les entrailles d'une foule épaisse, traçant derrière eux un sillon de protestations. S’ils ne craignaient pas de perdre leur piste, ils ne pouvaient pas espérer les toucher en pleine foule. Nerienyphe comptait sur les patrouilles déjà présentes dans les rues pour remarquer les fuyards et les arrêter, mais le spectacle du dragon rouge ruinant les toits à force de déraper sur les tuiles instables avait produit une diversion curieusement efficace. Et puisqu’ils avaient la tête en l’air, les gardes ne virent pas immédiatement Thymar et ses protégés filer à grandes enjambées. La garde civile d’Abyre… ou rien qu’une belle brochette d’idiots !
Elle décida de ne pas les apostropher. Une perte de temps, d’énergie et d’attention. De toute façon personne ne se trouvait à portée de voix au milieu de toute cette pagaille, et elle savait que ses acolytes finiraient de toute manière par se charger eux-mêmes d’appeler au renfort. Autant en profiter pour jouer un peu au chat à la souris. Nerienyphe, entre autres, avait un trait personnalité qui virait parfois au défaut : elle abhorrait le travail d’équipe. Elle qui ne rejetait jamais ses instincts de fauve s’y consacrait pleinement dès qu’il le lui était permis, et la solitude du chasseur la délectait au point haut point.

La poursuite au cœur de la foule n’avait pas suffi à Thymar et ses amis pour les semer elle et ses comparses. Ils venaient d’atteindre les allées pavées de blanc des quartiers résidentiels les plus sophistiqués. Une drôle de destination, songea Nerienyphe, mais qu'importe, car maintenant qu'ils n'étaient plus englués dans la masse populaire, ils regagnaient peu à peu du terrain.
Enflammé par l’action et désireux de prouver ses talents d’arbalétrier devant un témoin de marque, Lavhale tira une troisième fois sur le groupe. Trop précipitamment encore : le carreau frôla l’étoffe d’un vêtement avant de rouler sur le dallage dans un tintement boisé. Toutefois, ce ne fut pas complètement sans effet : l’elfe et les demi-elfes, épuisés par leur course dans la ville verticale et pour se protéger des projectiles, s’étaient réfugiés derrière un pont qui chevauchait la rue. Nerienyphe s’arrêta à une bonne douzaine de mètres et stoppa ses compagnons d'un geste net. Elle pencha alors la tête de profile, puis tendit l'oreille. Elle sourit en entendant haleter derrière les piliers de bois noirs. D'un coup, elle s'exclama :
Attends un peu, Thymar ! Inutile de rejoindre les abyssaux ce soir. C’est Nerienyphe. Tu vois ? Il n’y a aucun danger. Tout est sous contrôle. Ce n’est qu’une question de temps avant que l’inquisition nous rejoigne. Mais on n’a pas besoin de les attendre pour finir le travail et avoir les honneurs. Relève-toi, ramène-nous le barde et on te laisse partir avec ta donzelle.
Le silence se creusa. Ses fossettes aussi. Pas de réponse. Parfait. À vrai dire, elle ne s’était pas vraiment attendue à ce que le garde lui obéisse. Thymar était bien trop fier pour se laisser humilier de la sorte.
Toutefois, la question se soulevait plus encore : pourquoi aider le criminel à s’enfuir ?  Le nom du garde n’avait pas été prononcé par Faïlhan lors de son interrogatoire, et on s’était assuré qu’il n’en avait omis aucun : ce qui signifiait donc qu’il n’était pas un de ses complices. En l’apparence, rien n’unissait le droit et sombre Thymar à l’éclatant barde-escroc. Alors, qu’est-ce qui pouvait le motiver à défendre un ennemi ? Voilà de longues années que Thymar était au service de la loi. Il jouissait d’une image immaculée, d’une vie plus que décente pour un simple officier et de quelques privilèges de naissance par dessus le marché. Ses ambitions l’avaient quitté et la vie qu’il menait était bouclée et on ne peut plus sereine. Pourquoi risquer de tout perdre en sauvant les fesses d’un hors-la-loi comme ce Nirfäel, qui, par ailleurs, était bien le genre d’individu qui suscitait chez lui un mépris ostensible ? Non, ce n’était pas satisfaisant.
L’elfe manipulait les indices dans son esprit comme s’il s’agissait de pièces de puzzle, les tournant, retournant dans tous les sens jusqu’à obtenir un ensemble parfaitement cohérent.

L’elfe des mers haussa de grands sourcils bruns et ses yeux s’illuminèrent. Elle en avait omis une, et monté le reste à l’envers en conséquence. Il semblait que la précipitation dont elle avait accusé son comparse un peu plus tôt ne lui était pas moins reprochable. Quoique, c’était aussi à cause Iephyr qu’elle s’était laissée induire en erreur.

Baisse-toi !

Nerienyphe eut à peine le temps d’entrevoir la lueur orangée qui gonflait entre les ombres ciselées des crocs du dragon. Iarenlei venait de la tirer par le bras. Une première vague de feu s’interposa entre eux et le pont. Une autre les força à reculer sur plusieurs mètres. Ébloui, Lavhale chercha avec peine la tête du reptile tandis que les nuages de flamme se dissipait, mais tout ce qu’il parvint à distinguer fut le fouet rouge de sa queue serpenter derrière le pan du toit voisin.

Non ! La fille ! Blesse la fille ! s’écria Nerienyphe en ciblant de son index les demi-elfes qui avaient profité de la diversion pour reprendre leur course effrénée.

Lavhale se releva gauchement sur ses genoux, pressé par l’ordre qu’il venait de recevoir. Le retour brutal à l’obscurité le gênait pour viser avec précision, mais il ne pouvait pas attendre d’y voir plus clair. Il releva son arme, espérant ne pas décevoir une nouvelle fois sa terrible alliée.


***

Une douleur fulgurante la saisit au dessus de la cheville. Erilys serra les dents de toutes ses forces pour ne laisser échapper qu’un hoquet. Elle voulut continuer de courir, mais la violence avec laquelle le carreau s’était planté dans sa chair la déséquilibra. La demi-elfe tomba en avant, étouffant à nouveau sa voix alors que ses bras heurtaient durement le sol. Ne pas crier. Ne surtout pas crier. Ni Thymar, ni Nirfäel ne devaient se retourner. Erilys se hissa péniblement sur ses coudes blessés, releva la tête.
TeRcaïl l'avait vue. Il avait probablement entendu les minuscules couinements auxquels elle s'était efforcée de réduire ses cris lors de sa chute. Ils échangèrent un regard navré mais entendu et, après quelques bonds mal assurés depuis les toits, le dragon plana jusqu'au milieu de la rue, une vingtaine de mètres plus loin. Une plainte s’éleva au dessus des toits et Erilys serra les paupières, les yeux brûlants de tristesse et de douleur.

***

Je suis navré mais nous ne pouvons plus rien, ménestrel, il faut se résoudre !
Thymar saisit Nirfäel par le col de ses deux mains, la mâchoire crispée par la colère. Il le secoua violemment et, sans vraiment s’écrier, prit un ton agressif. Un feu noir brûlait dans ses yeux.
C’est pour vous qu’elle l’a fait, alors fermez votre grand clapet ! On a pas le temps !
Pressentant que le barde allait encore protester, il le ceintura fermement et l’assit de force sur le dos de TeRcaïl. Ce dernier arqua brusquement son long cou, esquissant un vif mouvement de tête vers l'arrière. Non pas par surprise, mais parce qu’il avait cru percevoir le bruit de l’arbalète en train d’être réarmée. Il tourna vers le garde un regard pressé.
...Montez aussi, vite.
Thymar n’eut pas à se le faire répéter. Une fois installé, peut-être fut-ce dû à la fougue de l’action, il donna une grande claque sur la croupe du dragon, comme certains le feraient avec un âne ou un cheval. Cela ne manqua pas de vexer TeRcáïl, comme si cette formidable fessée avait directement été attribuée à son amour propre.

Ne refaites jamais ça, grogna-t-il.

Puis il s’élança, les épargnant tous trois d’une autre salve mortelle.

Le garde les guida au travers d’un dédale de venelles entrelacées, enjambées par des ponts caducs et des escaliers qui, en se croisant toujours, ne se rencontraient jamais. Le chemin était truffé de passages scellés où pourrissaient des ordures et des gens sans voix ni visage. Ils tracèrent maints détours en vue de semer leurs poursuivants. Cela fonctionna, et ils s’aperçurent rapidement que le danger était passé et que plus personne n’était à leurs trousses. Si Abyre ne s’étendait pas sur autant de lieues que Ceannad, elle n’en était pas moins grande. Une seule rose des vents ne suffisait pas à localiser tous les quartiers qui composaient la prodigieuse cité. Il fallait également les situer verticalement, ce qui, en plus de compliquer extraordinairement le travail des cartographes, rendait l’orientation difficile en son sein.
Ainsi, Thymar avait choisi de passer par une zone que l’on appelait le Méandre, un tentacule de l’ancienne ville basse largement négligé qui venait lécher les pieds des manoirs blancs et hautains dans lesquels se berçaient les elfes les mieux culottés de la cité. Il offrait un tableau à la fois absurde et étourdissant de vérité. Les quelques insulae branlantes en torchis délabré donnaient l’impression de se pencher sur les passants en se faisant front. Elles étaient essentiellement occupées par des réfugiés humains, tandis que les ponts, les porches et les entrées d’égouts formaient les toits de garnes. Misérables et loqueteux, ces derniers s'écrasaient prudemment dans l’ombre au son des bottes de Thymar.
Le garde n’y prêtait aucune attention. Il allait au pas gymnastique, éprouvant parfois quelques hésitations, mais nullement gêné par l’obscurité nocturne dont la ville était à présent entièrement nappée. De même, ni les odeurs ni les bruits inquiétants ne semblaient pouvoir percer la carapace d’indifférence qu’il avait érigé autour de ses ruminations. Après ce qui venait d’arriver, l’envie de parler lui passait comme la nausée fait fuir l’appétit, et les quelques paroles qu'il dû prononcer durant leur marche se réduisaient à des indications un peu frugales sur le chemin à prendre.
La fièvre engendrée par la poursuite était en train de retomber. Les trois fugitifs recouvraient peu à peu leurs esprits. Leur pas s'alourdit sous le poids de leurs mornes pensées. Le silence les séparaient, mais tous songeaient en chœur à la demi-elfe qu’ils avaient été forcés d’abandonner pour leur propre survie.
Ils n’avaient pas marché plus de vingt minutes, mais le temps paraissait s’être écoulé avec une telle lenteur qu’on eût dit qu’il avait étiré tout l’espace avec lui. Ils ressentaient les premiers signes de l’engourdissement quand le garde désigna le vestige d’une sorte de tunnel, qui n’avait plus lieu d’être, mais qui était là quand même, et où s’engouffraient d’étranges courants d’air.

C’est là, dit-il d’une voix rauque, à peine audible.
Le dragon se pencha pour permettre à Nirfäel de poser pied à terre et tous trois s’engagèrent dans le couloir de pierre, Thymar en tête. L'air moite collait à la peau et l'obscurité pâteuse les forçait à avancer un tâtons. Sur l’un des murs, des stries de lumière grise étaient projetés par l'ombre d'antiques planches. C’était le cadavre d'une petite porte, usée par ses solennelles années de garde, relayée par la végétation qui défendait désormais l'accès en dressant de farouches entrelacs de branches. Le garde se frotta le visage dans geste vaguement contrôlé, le cœur tremblant. Il repoussa le vieux portillon noir du bout des doigts. Il avait une texture molle et exhalait une odeur de moisissure. Thymar se glissa le premier dans l'embrasure et fit signe à ses complices d’entrer. Puis, s’assurant d’un coup d’œil furtif que personne ne les avait suivi, il referma aussi soigneusement qu’il avait ouvert.

Ils gravirent les dix laborieuses marches d’escalier avec la sensation de traverser un miroir entre deux mondes, en repoussant les lianes serpentines et en foulant les orties. TeRcáïl fermait la marche. Arrivé au sommet, délogea une feuille morte de ses griffes, et en relevant la tête, laissa échapper un sifflement.
Eh bien eh bien...
La villa Regina, fantôme merveilleux d’une époque lointaine et effacée, dressait son flanc pâle sous le clair de lune. Construite selon un vieux style d’outre-mer humain, avec ses arches en plein cintre, ses niches circulaires et ses colonnes ornées de motifs sculptés, des lignes simples et douces, la bâtisse n’avait rien à envier aux hautes tours elfiques volutant au-dessus de la mer. Elle se tenait là, glorieuse dans sa décadence, cernée par un grand jardin sauvage où des plantes de divers horizons s'épanouissaient dans un charmant désordre. Certes, personne n’aurait pu imaginer que derrière l’austère rempart de pierre que le séparait du Méandre se trouvait un aussi somptueux éden.
Thymar ne parut pourtant pas plus ému par la beauté des lieux qu’il n’avait eu l’air inquiété par l’ombre des garnes dans les ruelles. Il effleura à peine des yeux les magnifiques rosiers blancs importés de l’Ouest, les colonnes presque intacte du péristyle qu’embrassaient le lierre sans fendre la pierre. Il ne prêta pas non plus attention à la fontaine asséchée où trônait une statue de muse aux oreilles rondes dont la jarre maculée d’une bavure verte semblait verser du comme du poison.
L’elfe fendit l’air bleu sans ralentir. Il se dirigeait tout droit vers le dôme squelettique d’une serre complètement hors d’usage jouxtant le flanc de la villa.
Faites attention, dit-il en appuyant son regard sur le tapis de feuilles où naviguaient des débris de verre.
Il progressèrent prudemment jusqu’au fond de la serre où, au dessus d’une pile de marches crasseuses, culminait une double-porte encore fonctionnelle. Thymar baissa le menton, fit passer le pendentif par dessus les feuilles de laurier dans ses cheveux. Il effleura la serrure avant d’y faire jouer la clé. La porte s’ouvrit en grinçant à peine.

Un vent violent surgit du ventre noir de la maison. Il les traversa un a un, froid comme un ectoplasme, en soulevant sur son passage des spirales de feuilles mortes, puis il alla se perdre dans les cimes frissonnantes des arbres du jardin. Les trois intrus restèrent immobiles un instant, interdits. Lorsqu’il fut certain d’entendre à nouveau les grillons tinter, TeRcáïl se risqua à prendre parole, mais tout doucement, comme s’il craignait de réveiller la villa ensommeillée.
Si je puis me permettre messire… Votre planque, elle est pleine de fantômes.
Dans le langage commun, on appelle ça des courants d’air. Allons... Entrez, maugréa-t-il, ignorant la nausée.

***

Un peu sang maculait le pied de sa robe. Non contente d’avoir pénétré sa chair, la flèche avait également embroché le tissu. Erilys n’osait pas l’arracher. Elle enserrait son mollet avec force pour ne pas se voir trembler, reniflant et en gémissant de plus belle.
Vous avez eu de la chance. Il tire comme un pied.
La voix de Nerienyphe était sereine comme le couteau est sûr de son tranchant. La demi-elfe entendit le cuir de ses bottes grincer derrière son dos. Apeurée et percluse, Erilys ne bougea pas d’un pouce.
Comme elle aurait aimé avoir l’audace de Danalhéa ! La défunte guerrière aurait puisé dans sa douleur le combustible nécessaire pour aviver sa force et sa rage de combattre. Elle se serait relevée au moins, l’épée à la main et le feu dans les yeux, fidèle à la lionne noble et fière qu’elle incarnait. Comment Erilys aurait-pu honorer son héritage, elle qui finalement tenait plus de la biche aux abois que redoutable félin ? La seule forme de résistance qu’elle se sentait capable d’opposer, c’était le silence.

C’est alors que sans prévenir, avec la vivacité d’un serpent, Nerienyphe attrapa sa cheville et tira le carreau d’un coup sec, lui arrachant un cri, avant de le jeter au loin comme d’un banal bout de bois.
Mais c’est tant mieux, dit-elle doucement, tandis qu’elle s’appliquait à dénouer le bandeau brodé des cheveux d’Erilys afin de bander sa plaie. Il est joli, ce petit fichu.
La demi-elfe ne répondit pas. Nerienyphe prit une inspiration, mais, constatant sa mine fermée, résolut de ne rien ajouter. Elle allait se relever lorsqu’elle aperçut, une sorte d’irrégularité sur la toile de son surcot, comme le motif d’un point d’interrogation. Elle se pencha légèrement pour mieux voir. Un cheveu ? Lisse et clair ; rien à voir avec ceux mordorés et ondulés de sa supposée propriétaire. Un léger sourire sursauta sur ses lèvres et ses yeux rutilèrent à la lumière de sa propre satisfaction. Elle reprit :
Prenez ma main. Je vais vous aider à vous relever.
Mais Erilys détourna obstinément le visage.
Je vous en prie, ne faites pas l’effarouchée. Il y a deux hommes ici derrière qui s’attendent à devoir vous traîner dans les geôles. Je n’ai pas envie de vous voir vous faire rudoyer par ces deux brutes. De toute façon, quand bien même vous le voudriez, vous savez que vous ne pouvez pas rester là.
Vous ne me demandez pas où est-ce qu’ils sont allés ?
Non, répondit Nerienyphe d’un ton léger.

***

Thymar s’était attendu à la découvrir vide, dépouillée de ses biens mêmes les moins précieux. Au lieu de cela, la villa Regina paraissait avoir été figé dans le temps. Tout semblait en place, ou presque, comme si l’endroit était devenu un secret sans gardien sitôt qu’il s’était retrouvé inhabité et que personne n’avait jamais eu idée de le fouiller après toutes ces années.
Il n’en fut pas plus heureux. Toutes ces reliques lui donnaient le vertige.
On dirait que ce lieu vous est familier, dit soudain TeRcáïl en le rejoignant, ses serres cliquetant sur le carrelage.
L’elfe ne daigna pas le regarder.
hm.
Vous avez l’air de vous rappeler clairement ses moindres recoins. Alors que, à ce qu’il me semble, personne n’y a mis les pieds depuis un bon bout de temps, poursuivit le dragon.
...
Des décennies, paraît-il.
hm.
Vous devez avoir une sacrée mémoire.
...
Est-ce que je me montre indiscret si je vous demande où et comment vous avez obtenu cette clé ?
Très.
Oh, j’en déduis donc que c’est un secret, mais je comprends que vous puissiez ne pas vouloir en parler.
J’aimais mieux quand vous la fermiez.
Vous êtes en colère.
Ça vous étonne ?
Non. Mais je viens de remarquer que vous êtes toujours en colère. Ou triste. Ce qui revient relativement au même, l’une découlant souvent de l’autre.
Vous vous mêlez toujours de ce qui ne vous regarde pas ?
La preuve en est que nous nous retrouvons dans cette situation catastrophique.
Thymar s’arrêta de marcher et se tournant brusquement vers TeRcáïl :
Comment pouvez-vous être aussi désinvolte ? N’êtes-vous pas... fatigué ?
Le dragon arqua le cou, esquissant un léger mouvement de recul.
Pardonnez-moi. Cela ne me fait pas plaisir, ce qui est arrivé à mademoiselle Erilys. J’y étais sûrement mille fois moins attaché que vous, mais croyez-le, je ne tire aucune joie de sa disparition.
Vous parlez d’elle comme si elle était morte.
Il inclina la tête de côté.
Si elle ne l’est pas, ne le sera-t-elle pas bientôt selon vous ?
Non. Bourreau ou pas, Nerienyphe n’a pas le droit d’exécuter ou de torturer sans qu’il lui en soit donné l’ordre. Quant à l’arrestation, ce n’est pas le rôle qu'elle joue dans le grand arbre de la justice.
Il lui suffirait de la dénoncer avec ses amis pour obtenir ce droit.
Ils ne peuvent pas. Iarenlei et Lavhale n’étaient pas censés être de garde ce soir. Ils l’ont donc arrêtée en tant que simple civils. Abyre est très pointilleuse sur ces choses-là. Cela serait différent s’ils avaient mis la main sur vous, car vous êtes les criminels en question. Erilys est presque innocente, sa complicité n'étant pas allée bien loin. Une condamnation à mort m'étonnerait donc beaucoup, en tenant compte d'autres paramètres. Bref, ses "amis" sont donc en très mauvaise posture, d’autant plus qu’ils s’en prennent à quelqu’un qui a reçu la distinction de Citoyenne Exemplaire par la maison Sabal.
Ah, ça... J’ignorais que la demoiselle était reconnue par ne serait-ce que l’une des grandes familles régentes de la cité.
En effet. Cette distinction ne sert pratiquement à rien, comme beaucoup de choses à Abyre, mais dans un cas improbable comme celui-ci, elle peut prendre une importance considérable.
Dans ce cas, puisque c'était si risqué pour eux, pourquoi avoir visé Erilys et pas l’un d'entre de nous ?
Parce que trois têtes valent mieux qu’une.
D’une main, Thymar repoussa une nouvelle porte qui ouvrait sur un boudoir. L’odeur de moisi y avait depuis longtemps chassé le parfum des fleurs sèches, pourtant, l’air y paraissait plus doux. C’était un charmant petit cabinet doté de fauteuils et de divans ayant perdu tout leur lustre, de bibliothèques, d’un buffet et d’une écritoire dévernis. non loin de la haute fenêtre qui donnait sur la fontaine du jardin était installée une épinette toute ensorcelée de poussière.
Qu’entendez-vous par là messire ?
J’y ai mûrement réfléchi, et je pense que Nerienyphe va essayer de se servir d’Erilys comme d’un appât pour nous piéger.
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Nirfäel
Nirfäel
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MessageSujet: Re: Par diva et par barde [PV la Belle de nuit]   Par diva et par barde [PV la Belle de nuit] - Page 2 Icon_minitimeDim 9 Mai 2021 - 12:02



Il allait sans dire et il fut maintes fois dit sans toutefois que cela n’arrive à certaines oreilles que Nirfäel ne s’attendait pas à ce qu’une course effrénée au beau milieu de la plus grande mégalopole de la baie d’Astal se passe dans de telles conditions. Il allait sans dire aussi qu’il s’était attendu à un peu plus de confort. La grande majorité des courses-poursuites dont il avait entendu parler s’était déroulée à dos de cheval ; les cavaliers poussant leur destrier au grand galop, ça ne manquait pas de panache et, foi de barde, ça pouvait tenir dans un ver ou deux !

« Les fiers chenapans, la bourse bien remplie, s’en allaient clinquants
Auraient-ils lâché du leste que point ne ralentiraient, les coursiers au vent »


Dommage. Ce n’était pas à cela que ressemblait la funeste traque dans laquelle Erilys et lui étaient mêlés. Dans celle-ci, des carreaux de l’épaisseur d’une lance manifestaient leur bon droit de leur picoter le derrière. Un dragon aux écailles rougeoyantes de colère brisait la moitié de la devanture des maisons pour faire dégringoler des briques par dizaines sur leurs poursuivants. Son manteau qu’on venait soigneusement de lui remettre par des mains si délicates voletait sur le sol humide et poisseux de la ruelle, et pour couronner le tout, un garde abyréen flairant bon la trahison les accompagnait par adoration de son Elelna Hëlle. Et à ce sujet, le demi-elfe avait encore bien des choses à dire. Oui, quoi après tout ! Qui était ce bonhomme, ce freluquet qui venait avec son grand heaume de chevalier servant pour venir les tirer du mauvais pas dans lequel il les avait lui-même poussé ? Erilys le connaissait et lui faisait confiance. Ce n’était guère le cas du barde qui sentait que la trahison, ça pouvait se faire dans deux sens simultanés. Rien ne lui disait qu’un tel elfe ne pouvait pas trahir doublement pour avoir une plus grosse récompense. Enfin, au moins ne les avait-il pas livrés à cette folle dingue, cette Nerienyphe qui voulait les jeter en pâture à l’inquisition.

Il arriva alors un moment où les bruits de traque se fondirent dans le décor. Le barde nota que TeRcaïl les avait finalement rattrapés et ne tentait plus d’évincer la course de mercenaires. Au moment où Thymar se mit à ralentir, Nirfäel s’autorisa à faire de même en haletant :

-Bougre dindon ! Courir à Abyre, c’est décidément un bonheur réservé aux hongres. Et les voleurs à la tire. N’êtes-vous pas d’accord Dame Erilys ?

Il releva la tête et chercha la demi-elfe du regard. Durant les deux premières secondes qui suivirent, son cœur passa par plusieurs états : ce fut d’abord une surprise ample qui fermait les vannes dans le ventricule gauche et bloquait le sang dans sa tête, créant un remous dans son esprit. Ensuite, le sang rejaillit dans ses artères, refroidi comme un glaçon ; une douche froide le saisit des pieds jusqu’à la tête, lui arrachant un halètement de souffreteux désemparé à qui on aurait volé l’ultime antidote à sa maladie. Puis enfin, il y eut le dernier état : Une panique terrible, indescriptible uniquement sanglée par la colère. Il fit demi-tour et s’engagea dans les premiers mètres de la ruelle sombre. La main gantée de Thymar l’attrapa au vol, et la deuxième ne tarda pas à l’arrêter net.

– Je suis navré mais nous ne pouvons plus rien pour elle, ménestrel, il faut s’y résoudre !

-Se résoudre ? Non ! Je ne l’abandonnerai pas lâchement ! Pas enco…

– C’est pour vous qu’elle l’a fait, alors fermez votre grand clapet ! On n’a pas le temps !

Le garde s’y repris à deux fois avant de le ceinturer de ses bras et de l’enchaîner fermement à l’encolure du dragon rouge. Le demi-elfe s’époumona jusqu’à en crever, s’attirant les regards de quelques habitants ouvrant leur fenêtre pour découvrir l’origine du raffut. Un grognement sourd du dragon les dissuada d’intervenir. Au même moment, Thymar sortit un bandeau de sa poche et l’attacha fermement sur Nirfäel. Ne pouvant plus prononcer un mot, le demi-elfe s’agita comme un beau diable pris dans des mailles d’argent. TeRcaïl trembla sous la secousse sans protester. Mais le barde se dévissa avec maladresse pour retomber de son échine. En vain. Il était piégé, joliment, sacrément et bougrement piégé. Il n’y avait rien d’autres qu’il puisse faire, sinon regarder les murs défiler devant ses yeux, et le temps et la distance les séparer peu à peu d’Erilys. A chaque seconde qui passait, il lui semblait qu’une nouvelle dague s’enfonçait dans son cœur. Il se tordit comme un ver pour jeter un regard implorant au dragon rouge qui les portait. Ce dernier croisa son regard ; il y lut la même peine, non pas dirigée uniquement vers lui, mais vers le crime déchirant qu’il était en train de commettre envers les demi-elfes. Il avait deviné semblait-il le genre de lien que tout deux partageaient. Il avait deviné aussi que par ses actes, il venait de le condamner à ne plus jamais la revoir. Nirfäel ferma les yeux, des larmes brûlantes de fatigue et de détresse se chapardant les rides creuses de ses joues chagrinées. Si TeRcaïl pouvait avoir les mimiques hominidées, il aurait eu le visage effondré.

Il n’y avait rien de pire que d’être le bourreau tenant la hache.


* * *


Le reste de la traversée ne fut pour lui que désordre et déambulation. De temps en temps, la voix de Thymar chuchotait quelque chose et TeRcaïl se faisait aussi discret qu’il le pouvait ; ceci consistant à provoquer un simili d’éboulis de roche soutenu d’un grattement contre les pavés de la ville. Plus le temps passait, plus leur allure s’accélérait. Nirfäel devinait des couleurs étouffées à travers son bandeau et ses yeux le piquaient. Il pesta avec la verve d’un ivrogne. Il était persuadé que le bandeau que ce fichu elfe lui avait mis sur la bouche contenait de l’opium destiné à le caresser dans le sens du poil. Il aperçut quand même des maisons sur pilotis, des bâtisses en bois sombre qui portaient le poids du déraisonnable et de la débauche. Gardes, enfants en haillons, pour les meilleurs des pagnes, nus pour les autres, se faisaient la course entre les passerelles. Près des tavernes, des flibustiers à la mine patibulaire les avisaient avec de la mauvaise graine dans le regard. Nirfäel préféra détourner le sien. Il regarda vers le nord, vers une mer tourmentée, un phare et une île plus hérissée qu’une forteresse. Les eaux d’un gris-brun lugubre se mouchetaient des voiles bigarrées de boutres côtiers qui déambulaient vers le réseau des routes maritimes reliant Abyre aux autres cités. Les couches de l’atmosphère étaient immobiles, lourdes et poisseuses. On ne distinguait pas l’horizon. Les mouettes tournaient en cercle autour des bâtiments, indolentes et revêches.
Mais bien loin d’être aussi revêches que lui.

Ils étaient dans les Bas-Quartiers. Les Méandres, songea Nirfäel. Ou à La Fourche peut-être. Ca n’avait guère d’importance. Toujours est-il que les trois comparses avançaient. Ils arrivaient bientôt à destination. Le pas de Thymar était devenu moins ferme. Las, les écailles sur la crête de TeRcaïl frissonnaient encore de la traque. Mais cet air sauvage, cette faim inlassable et inassouvie de mort s’arrêtait là. Le dragon rouge n’avait rien d’agressif. Leur troisième compagnon néanmoins semblait toujours avoir une partie de son âme accrochée à ce pont où les tirs de carreaux avaient cessé…

Ils arrivèrent enfin après ce qu’il lui sembla avoir été une éternité devant un tunnel sombre et grainé de cailloux noircis. On eut dit qu’un dragon y avait élu domicile et avait déversé ses flammes à l’intérieur pour en faire sa demeure. Le barde sentit un étrange courant d’air le saisir à la gorge. Là, Thymar s’arrêta et désigna le tunnel :

– C’est là, dit-il d’une voix rauque, à peine audible.

Le barde fut libéré de ses liens et on lui retira son bandeau. Cela aurait pu être une erreur, mais ce ne fut pas le cas. Le désespoir morcelait tellement son moral que même une plainte égarée n’aurait pu sortir de sa bouche. Ils avancèrent dans le couloir indiqué par le garde. C’est alors que Nirfäel se mit à déglutir très péniblement. Certes, il n’avait rien d’un chasseur ou d’un mercenaire et avait encore moins l’étoffe d’un pisteur chevronné. Son instinct de poète ne lui permettait que de trouver rime à frime et pleur à cœur. Toutefois, il y avait aussi ce genre d’endroit qui pouvait émettre chez n’importe qui un carcan d’émotion ; qu’ils soient aux aguets ou craintifs. Dans le cas de Nirfäel, l’aspect du tunnel lui était ostensiblement peu engageant. Il était buriné de croûtes de terre humides et de crasse, et la moiteur de l’air évoquait en lui toute sorte de raison de quitter ces lieux au plus vite :

-Nous ferions mieux de rebrousser chemin… je veux dire... il n’y a rien là-bas… si ?

Mais Thymar continuait à avancer à la pointe du groupe, en véritable traceur né. Même TeRcaïl le suivait sans rechigner, sans même griffonner un petit vrombissement dans son ventre pour témoigner de sa méfiance. Peut-être avait-il reniflé quelque chose au dehors qui soufflait à son instinct de dragon que la direction prise les amenait en sécurité. Ce qui fut certain, c’est que le groupe ne tarda pas à déboucher sur la villa Regina et que même dans ses filets de rêveries les plus épais, Nirfäel n’aurait pu imaginer tomber sur un tel endroit. La demeure était si splendide, si vaste et si défaite de la réalité que le barde recula de quelques pas. Il était atteint par la désagréable impression qu’entre le tunnel sombre menant aux frontières d’Abyre et ce lieu les séparait un abîme immense ; un abîme qui ne saurait tolérer l’hésitation.

Il fallait avancer. Ou reculer.

A son propre étonnement, le barde fit un pas en avant vers le vieux portillon noir que poussa un Thymar plus nerveux qu’à l’accoutumée. Nirfäel ne sut dire pourquoi mais il se dessina la supposition, sans doute erronée, qu’une ribambelle de souvenirs épars remontait à la surface de sa conscience. L’elfe avançait en silence. Son armure poussiéreuse se détachait du miroitement spectral des arches et des murs qui ornaient la villa. Pourtant, sa silhouette se fondait dans le décor avec autant de grâce qu’un majordome ayant retrouvé son abbaye. Son abbaye perdue. Ou regrettée. Nirfäel l’aperçut même épousseter discrètement la surface polie d’une table avec un plumeau. Il le fit d’un geste mécanique et le barde l’observa, persuadé qu’il ne s’était même pas rendu compte de son geste.

Ils s’installèrent dans un cabinet à l’odeur de renfermé. Nirfäel se vautra dans un fauteuil et toussota alors que des volutes de poussières s’élevaient du tissu terne. Il n’accorda pas un regard au dragon rouge qui s’installait en serpentant sur les étagères d’une bibliothèque de plusieurs mètres de haut, ses écailles raclant dans le bois massif, sa queue badinant tel un pendule près de la côte du « Traité des vins pour la paix perpétuelle entre Franecçons et Cannetons, Feïrini - 1559 ». Il ne vit pas le regard mélancolique au possible de Thymar lorgnant les écritoires et le buffet. Il n’avait d’ailleurs pas même écouté le moindre bout de l’endiablée conversation à tout deux, qui avait saupoudré leurs errances dans le manoir. Ainsi, tous était plongés dans le silence ; un silence fragmenté de-ci de-là. Il s’agissait d’abord d’une sourde tranquillité, l’écho de choses absentes. La mince brise qui les caressait ne faisait qu’en soupirer la note ténue en passant dans le mobilier et en faisant grincer les lattes du parquet. C’était ensuite le murmure des conversations, la respiration fine et prédatrice de ses compagnons, le froissement des mains de Thymar sur les plaques de métal de ses jambières en fer. Et puis, il y avait le troisième silence. Celui-là ne se voyait pas facilement. Il s’y trouvait car il n’aurait pas dû être présent. S’il avait tendu l’oreille, TeRcaïl aurait sans doute pu le sentir. Il était porté par la rigidité du manteau violine, par les cheveux immobiles de Nirfäel. Par son manque de réaction. S’il y avait eu de la musique peut-être… mais certes, non, il n’y avait pas de musique. Le barde avait fait ce que jamais encore il n’avait fait auparavant. Il s’était muré dans un profond silence.

On aurait pu croire alors que l’âme du poète s’en était allée vers de lointains horizons, ne laissant qu’un cadavre à peine respirant, à l’agonie. Ce n’était pourtant pas le cas. Le barde était toujours bien présent. Et son silence témoignait d’une longue réflexion qu’il vouait à lui seul…

– Qu’entendez-vous par là messire ?

– J’y ai mûrement réfléchi, et je pense que Nerienyphe va essayer de se servir d’Erilys comme d’un appât pour nous piéger.

Soudain, cela en fut trop. Le barde se leva en pestant, tapa du pied avec l’assurance d’un garçon que l’on aurait accusé d’une faute qu’il n’avait pas commise et lança :

-Eh bien, c’est bien joué ! Elle a réussi son coup. Coup gagnant ! Et je m’en vais la rejoindre sur-le-champ !

Le garde poussa un long soupir d’exaspération :

-Et ça recommence ! vociféra-t-il. Combien de fois devrez-vous remettre cette fichue idée dans votre tête qu’elle est restée derrière pour vous ?

-Moi ?! Oui certes, moi ! Moi qui l’ait laissée à l’abandon derrière. Moi qui en la voyant s’effondrer ai pris mes jambes à mon cou, tel une fripouille comprenant que son complice se faisait prendre la main dans le sac. Moi le dragon tout puissant qui au lieu de dégainer griffes et flammes pour protéger une amie a préféré jouer les étalons butés. (il pointa un doigt accusateur sur Thymar) Et enfin moi certainement, l’ami-amant, chevalier errant, le joueur des cœurs sachant jouer de joute de regard mais ne sachant pas pincer la corde sentimentale. Vous l’aimez, vous aussi ! C’est évident ! Alors pourquoi ? (il hurlait maintenant) Pourquoi n’avez-vous rien fait ?! Pourquoi les avez-vous laissés la prendre ? Et pourquoi diable ne m’avez-vous pas laissé périr pour la sauver elle ?

Pendant un instant, l’air portait la lourde charge des émotions qui entourait les trois compagnons dans le cabinet. Pour dire l’honnête, la tension les recouvrait comme une couverture hérissée de piques. Le barde faillit regretter ses paroles car en se rapprochant de lui, on pouvait lire dans le regard de Thymar son désir ardent de lui écraser son poing à la figure.

-Vous avez toujours les documents ? demanda le garde calmement.

Si la situation n’était pas aussi affligeante, Nirfäel en aurait éclaté de rire. Il dégrafa son manteau, porta la main à sa poche droite et farfouilla dedans en rognonnant. Il en sortit un petit rouleau de parchemin jauni sur lequel séchaient de petites taches de sang noir. TeRcaïl le renifla de loin sans pour autant émettre de commentaire. Le barde le jeta sur l’écritoire d’un geste las.

-Ce ne sont que des noms, petit garde. Des noms badigeonnés de vermeil, sans doute des traîtres ou même pire. J’ai entendu une histoire de culte des Noyés. Erilys en avait peur, elle m’en a expliqué les fondements. J’imagine que par chez vous c’est l’équivalent des adeptes de l’art dont on ne saurait dire le nom. Quelle importance maintenant, hein ? Je vais ramener cette liste à Ceannad et je serai fortement récompensé pour services rendus. Ah ! Eh bien vous savez quoi ? Que la peste conchie Ceannad, que la variole conchie Abyre et que le ciel vous tombe sur la tête ! Voilà qui clôt ce mélodrame, n’est-ce pas ?

Et sur ce, le barde referma son manteau, car il faisait froid, et sortit du cabinet.


* * *


Nirfäel s’était attendu à ce que la nuit se rafraîchisse encore et que les nuages qui les avaient accueillis auparavant s’étiolent en des fumeroles ondoyantes dans le ciel étoilé. Mais il n’en fut rien. Le ciel s’était figé dans l’instant, à l’infini. Le troubadour était assis à l’air libre, près d’une rambarde qui faisait face à un décor quasiment éthéré, teinté de cascades et de plaines diffuses dans la lointaine brume. Il tenait son luth à la main, faisait une pause et regardait avec une acuité visionnaire autour de lui, à la recherche d’on ne savait quoi. C’était là le propre des artistes et même dans les postures les plus accablantes, il fallait bien s’y donner corps et âme. Le travail n’attendait pas. Pourtant, cette nuit-là, rien ne venait. Nirfäel tremblait de la perte d’Erilys. Il avait les larmes au bord du cœur, son visage, ses lèvres brillaient. Il avait subitement pris conscience de la rupture inévitable avec la demi-elfe qu’il avait condamnée lâchement. Alors il essayait de jouer pour tuer le temps, il aurait souhaité que tout recommence, que l’inspiration revienne, qu’en prenant son luth il se mette à jouer et que reviennent alors les notes telles des pluies de pollen au Printemps. Mais il ne le pouvait plus. Le ciel figé l’avait dépouillé des arpèges et des harmonies, des alliances égrenées qui soufflaient sa musique intérieure.

Un bruit en contrebas attira son attention. Sa tête vira avec la vivacité d’un aigle pris à découvert. C’était TeRcaïl qui montait les marches de l’esplanade pour le rejoindre, prenant garde à ce que ses ailes certes fines ne soulagent pas les décorations d’une partie de leur structure.

-Elle vous aimait petit elfe, lui lança-t-il sans préambule.

-Humph… quelles stupide idée dis-tu là ! Nous ne sommes que des camarades artistes. Elle était une tendre amie que….

-Et vous l’aimiez aussi, rétorqua-t-il toujours avec son franc-parler. Je suis navré pour vous.

-Meuph…..

-«….mais ne sachant pas pincer la corde sentimentale. Vous l’aimez, vous aussi ! C’est évident ! » Et au sentiment d’évidence, il y a foule. Mignon, tout ça. Vous, les bipèdes, repêchez et réagissez de tous vos sentiments en prenant pour exemple la même encyclopédie.

-Quelle importance, maintenant ? Je l’avais perdue une fois déjà à Skerlida. Je l’ai crue morte. Et voilà qu’après l’avoir déçue, je la reperds à nouveau. Pire, je l’abandonne.

-Certes, elle n’attend plus qu’un chevalier errant comme vous l’avez si bien dit. Mais ce chevalier errant n’a pas d’armure. Il n’a pour haubert qu’un manteau, pour heaume une barbiche blanche mal rasée et pour lame un luth au Ré un peu déréglé. Ah ah ! Ré, déréglé. Comme c’est amusant.

-Et les plans ? Les documents à ramener à Ceannad…

-Ne peuvent-ils pas rester ici ?

Un vilain sourire naquit sur le visage du barde.

-C’est vrai. Mais il va nous falloir trouver un sacré plan pour la tirer de leurs griffes. A Skerlida, c’était Erilys qui avait toujours les bonnes idées. On ne s’est esquivé que grâce à elle, loué soit son intellect.

-Il est évident qu’il va nous falloir accorder un peu de temps à la réflexion. Bien ! Alors qu’ai-je bien pu faire de ça… ?

Le petit dragon rouge tourna autour de lui-même en reniflant les écailles de ses pattes. Il leva une de ses sii et joua des griffes, cherchant quelque chose sans toutefois le trouver. Il se malaxa étrangement la mâchoire, s’agita, bondit et se trémoussa. Tout à coup, un clapotis descendit le long de son oreille et TeRcaïl poussa un pruum de soulagement.

-J’ai bien cru l’avoir fait tomber en vagabondant dans ce manoir. D’ailleurs, avez-vous vu comme Thymar flâne à l’intérieur ? Il a l’air de bien connaître les environs, ma foi plus que s’il en avait été le propriétaire.

-J’ai cru deviner la même chose, certes. Ce petit ours mal léché mène les poules pisser en nous faisant croire que cet endroit ne signifie rien pour lui, mais il arrange les tableaux et le mobilier ! Sacripant. Mais…. Oh mazette ! Où as-tu trouvé ça ?

Le petit dragon rouge lui présenta l’objet qui dégringolait de son oreille ; une bouteille pleine de vin, à ceci près que le liquide contenu à l’intérieur n’avait pas une teinte vineuse, mais une couleur d’émeraude sombre tirant sur l’absinthe.

-Je l’ai trouvé sur une des tablées des vieux salons de la villa, se félicita le dragon. Point de vin, messire Nirfäel, je vous présente ici et humblement de la liqueur de Chartraz.

-Bon sang, TeRcaïl ! Je vous savais héraut de l’ivresse, mais enfin seulement durant le Gra’R’No.

-Oh mais j’ai mes petits secrets ! Quant à cette liqueur, elle est d’ordinaire très rare, mais jamais je n’oserai en servir à grand monde. Les gens deviendraient fous ! Ca a le goût du vin, mais ne vous y trompez pas ! Il y a plusieurs dizaines d’herbes à l’intérieur que certains docteurs, à une époque reculée, utilisaient comme remède. Le seul inconvénient, c’est que les patients étaient pris de tels accès d’hallucinations qu’ils pouvaient voir des éléphants roses et des licornes dans le ciel. Des licornes dans le ciel, pouvez-vous le croire maître barde ?... Nirfäel ?

-Des hallucinations, dis-tu ?

-Oui, c’est cela.

-Tu en as trouvé beaucoup ?

-Je ne sais pas ! Mais j’imagine ! Il doit y avoir une cave à vin. Cette villa Regina n’est peut-être pas hantée comme nous l’assure notre garde, mais elle a également ses atours. Alors, une lampée ?

-Non.

-Non…. ?

-Non !

-Non ?!

-Non ! (le sourire de Nirfäel s’élargit) Je viens d’avoir une idée.

TeRcaïl renifla l’air en secouant la tête.

-Je sens que votre plan va atteindre des sommets de perfection, ironisa-t-il.

Mais le barde ne l’écoutait pas. Son visage rayonnait, venait de retrouver des couleurs. L’espoir ressurgit comme l’eau s’extirpant d’un barrage.


* * *


-Êtes-vous devenu complètement fou ?! s’écria Thymar. Cette liqueur n’est déjà pas saine pour des elfes, ça rend les nains complètement cinglés, et vous voulez l’essayez sur…

-Tout juste ! La caserne des dragons ne doit pas être bien loin de celle des inquisiteurs. Elles se situent toutes dans les quartiers du Palais. Il nous suffira de nous faufiler à l’insu de tous avant de déverser cette liqueur dans leur nourriture ou leur eau et le tour est joué. Ce sera un spectacle trépidant ! Abyre sera obligée de se mettre sous quarantaine ou au moins d’appeler les gardes dans les rues. Même les inquisiteurs seront appelés.

-Et en supposant que vous déversiez les dizaines de fûts de liqueur qui sont dans la cave à vin, qu’est-ce qui vous dit que les dragons ne vont pas ravager la moitié de la ville ? s’emporta le garde.

-On n’en sait rien, rétorqua joyeusement Nirfäel. Mais le but ce n’est pas qu’il y ait des pots cassés, c’est qu’il y ait un véritable chaos. Au fait, avez-vous vu une bonne garde-robe à l’étage ? Nous allons avoir besoin d’échanger nos vêtements pendant un temps ; troquer nos vieilles loques pour de véritables vêtements d’apparat, de préférence aux couleurs de cette villa. Il faut que nous nous rameutions en donnant un effet de renaissance. Cette Villa est abandonnée et nous devons nous assurer que les gens croient que ses vignobles sont à nouveau ouverts. Ensuite, lorsque le chaos sera complet, nous irons à la caserne des inquisiteurs, direction la prison. Et nous retrouverons Dame Erilys.

-Vous êtes fous ! Fous à lier !

-Faites-moi confiance ! Ca va marcher !

-Je ne vous fais pas confiance, là est bien le problème !

-Ah bon ? (le ton de Nirfäel se fit la saveur duvetée du miel) Je vous le fais bien, moi. Pourtant, je ne vous demande pas ce que représente cette Villa pour vous. Je ne vous demande pas pourquoi vous en avez la clef, pourquoi vous époussetez des tables qui ne devraient vous faire aucun effet. Je ne vous demande pas non plus comment vous pouvez savoir qu’il y a des dizaines de tonneaux de cette liqueur de Chartraz dans la cave alors que même ce bon vieux TeRcaïl n’en émettait que la supposition.

Le silence se fit. Même le dragon rouge pencha doucement la tête de côté, de manière à ne pas trop se faire remarquer et afin d’examiner l’expression du garde abyréen. Histoire d’être sûr que ce dernier n’étrangle pas son cher ami sur un coup de tête. Ce genre de chose, TeRcaïl l’avait appris, se lisait vite dans le regard. Mais soudain, une lueur passa dans le regard de Thymar. Il hocha la tête :

-Alors on déclenche la panique. Pour Erilys ?

-Pour Erilys ! répéta TeRcaïl avec soulagement.

Thymar tendit sa main au barde et ce dernier, après une seconde d’hésitation, fit de même. Ils se serrèrent la poigne, comme le disaient les grands marins de l’Ouest :

-Pour Erilys, déclama Nirfäel.

-Très bien, fit l’abyréen. Il va nous falloir remonter les tonneaux jusqu’au hall. Il y a une charrette dans les écuries sur laquelle nous pourrons les charger. Pour les chevaux de trait en revanche…

-Ahem Mmh….

L’elfe et le demi-elfe se tournèrent en direction de TeRcaïl.

-Bien qu’il y ait nombre de choses qui me paraissent peu éloquentes à faire parfois dans la vie, déclara-t-il, je veux bien être incombé de cette tâche. Après tout, pour tirer la nourriture des dragons, rien ne vaut un dragon. Non ?

-Il va nous falloir aussi des vêtements, ajouta Thymar. Au deuxième, il y a une penderie. Pour homme.

-Oh ne vous inquiétez pas ! fit Nirfäel. Homme ou femme, qu’importe. J’ai l’habitude.

-Bien. Mais il reste un dernier petit détail. Simple, maigre, fin, minuscule. Mais un détail quand même.

-Plaît-il ?

-Il va nous falloir nous battre. C’est quasi assuré. Les inquisiteurs sont sur leurs gardes. La ville est toujours en état d’alerte et à notre recherche. Et même si tout se fait dans la discrétion…. La caserne ne sera pas vide. Est-ce que vous avez une arme, maître barde ? Est-ce que vous savez vous battre ?

Nirfäel prit une grande inspiration. Il se dirigea vers sa sacoche. Celle-ci l’accompagnait depuis bien longtemps, depuis les jours sombres jusqu’à aujourd’hui. Elle ne l’avait jamais quitté, même lorsqu’ayant perdu son manteau, il avait dû la traîner en bandoulière. Elle retenait son luth, mais une très large poche cachée derrière s’y trouvait également ceinte. Le barde l’ouvrit. Il porta la main à l’intérieur. Instantanément, le contact froid du métal le laissa tout tremblant. Il le prit quand même et le sortit de la poche. Même TeRcaïl eut un sifflement draconique en avisant Sundràr, le Brise-Tempête de la mythique lignée des seigneurs de Laevord. En le brandissant à l’air libre, le marteau aussi large que son poing et aussi long que son avant-bras délaissait de-ci de-là des étincelles rouges, par moment, sans que l’on sache pourquoi. Même alors qu’il le tenait fermement, Nirfäel sentit que le marteau lui glissait d’entre les doigts. Il avait faim de bataille, faim de fracasser des crânes. Mais le barde avait eu le temps de l’étudier depuis la terrible bataille qui l’en avait fait possesseur. Il avait de belles idées à orchestrer avec lui. Et sa Musique. Car les étincelles carillonnaient désormais une musicalité guerrière et personnelle ; celle de Nirfäel. Le barde se tourna vers le dragon rouge et Thymar :

-Bon. Elle est où cette garde-robe ?
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Erilys
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MessageSujet: Re: Par diva et par barde [PV la Belle de nuit]   Par diva et par barde [PV la Belle de nuit] - Page 2 Icon_minitimeDim 13 Juin 2021 - 1:27


Eh bien vous savez quoi ? Que la peste conchie Ceannad, que la variole conchie Abyre et que le ciel vous tombe sur la tête ! Voilà qui clôt ce mélodrame, n’est-ce pas ?

Et le barde se dirigea vers la sortie en tapant furieusement du talon.
Thymar pivota sur le divan, une main posée sur le dossier. Il prit une longue et profonde inspiration, de celles qu’il prenait toujours quand il s’apprêtait à dire une chose qui, selon lui, ne méritait pas tout le temps qu’il consacrait à la dire, quoiqu’il fût important que cette chose fût dite ou non.
Et où est-ce que vous croyez al…
La porte claqua, d’un claquement si puissamment dramatique que TeRcáïl fut animé d’un sursaut tel qu’il fit trépigner la bibliothèque qui lui servait de perchoir, et il dut faire des étirements grotesques pour retrouver son équilibre. Quant à l’elfe des mers, qui était immunisé contre la surprise par son impassibilité minérale, ce grand éclat ne lui arracha qu’un bref haussement de sourcils. Il passa seulement la pointe de sa langue sur sa lèvre inférieure, les yeux momentanément fixés sur ses propres pensées – injurieuses, sans l’ombre d’un doute, mais il avait reçu une éducation de gentilhomme (même si les nombreuses années qui le distançaient de sa jeunesse l’avait un peu émoussé) et il avait la plupart du temps l’élégance de garder ses gros mots pour lui.
Il appela le dragon du regard, l’intimant de le suivre, mais ce dernier l’interrompit avant même qu’il eût pu quitter son siège :
Laissez-le, messire. Il n’ira pas bien loin dehors. Ce n’est pas un homme d’intérieur et il a besoin d’être seul un moment. Je suis sûr que vous comprenez.
Si mettre le nez dans les rosiers peut le calmer rapidement, soit, je veux bien lui donner cinq minutes. (Il reprit, un peu plus bas, en s’accoudant à ses genoux.) Oui, bon, je le comprends.
TeRcáïl observa un silence, le toisant, immobile comme un chat du haut de son mirador.
À ce propos…
Mmh ?
Par rapport à ce qu’il a dit…
Il aiguisait minutieusement ses griffes, non comme le prédateur qu’il était mais plutôt comme une commère, quoique la différence entre les deux n’est pas flagrante à tous les égards. Thymar se redressa un peu sur son siège, l’air soudainement très impatient (cela se voyait à la façon dont ses orteils se mirent à remuer sous le cuir de ses bottes.)
Quoi ?
Ce dont il vous a accusé. Est-ce vrai ?
Ses oreilles oscillèrent. Il leva le menton, soutint son regard une seconde, puis il soupira en s’effondrant contre le dossier.
Laisse-moi te dire, dragon : un homme, quand il est amoureux d’une femme dont il sait qu’elle vaut bien mieux que lui, il se met à halluciner et à soupçonner des amants partout où sa méfiance peut lui en faire voir…
Surtout quand la femme en question ressemble à l’Ofelia de Dame Leth, vous conviendrez.
Surtout, en effet. Mais bon, je comprends mieux pourquoi il dresse son auto-portrait chaque fois qu’il essaie de m’insulter ou de me faire un reproche...
Pourquoi, il vous a dit autre chose ?
Oh, oui... des choses très amusantes à entendre, et je n’aurais eu qu’à lui tendre un miroir pour qu’il les ravale tout rond. Enfin...
Mais qu’a-t-il dit exactement ? insista TeRcáïl, qui ne manquait pas une occasion rire du plus petit comme du plus gros potin. Après tout, c’était un dragon, un chasseur, il ne fallait pas l’oublier...
L’elfe haussa les épaules :
Que je parlais comme un coq et que j’avais une face chèvre, ou quelque chose du genre, dit-il en accompagnant sa réponse d’un petit geste expéditif
Ha ha ! C’est vrai, la chèvre, le coq, c’est lui tout craché – oh ! mais n’allez pas lui répéter que j’ai dit ça. Il est très fier de ses poils et de la façon dont il les taille.
Il faudra bien que quelqu’un lui dise que c’est abominable un jour ou l’autre. Si tu veux mon avis, il fait ça comme un manche.
Un jour, peut-être, mais ça ne sera pas moi ! Il pourrait bien décider m’immortaliser en deux trois vers grivois et je n’ai pas envie de devenir célèbre au prix de sa rancune (TeRcáïl cligna ses grands yeux dorés : ils paraissaient olive dans l’ombre bleue du cabinet.) Enfin…, soupira-t-il, ne le jugez pas trop sévèrement : il est juste jaloux.
C’était là où je voulais en venir.
En même temps, il y a de quoi ! poursuivit le dragon d’une voix éclatante. Vous feriez un rival de taille – et je ne parle pas de la très nette différence volumique qui vous distingue l’un et l’autre. Je veux dire, qui pourrait résister à tout… ça ?
Thymar fronça les sourcils.
”Tout ça” ?
Le petit dragon se dévissa le cou, orientant son profil écailleux vers le sol, comme si ce dérisoire changement de perspective lui permettait de réaliser un meilleur examen des “volumes” de Thymar.
Quand je vous ai vu la première fois au Gra’R’No l’année passé, j’ai bien cru avoir en face de moi une de ces statues de héros militaires qui décorent l’Autel de la grosse caserne de Tyre. Or, on humilie pas un tel bâtiment en le faisant garder par des gorilles. Les statues sont là pour flatter leurs modèles : mais vous, messire Thymar, avec votre physique de lanceur de disque, votre talent à l’épée et votre mine sérieuse couronnée de laurier… littéralement !  les statues, c’est vous qui les flattez ! Moi, par exemple, si j’étais une femme, et dans de telles circonstances, je peux vous dire que…
Si tu étais une femme, je me demande bien quelle taille tu ferais. Soixante-dix centimètres, tout au plus, en hauteur et en largeur.
La femme à l’intérieur de TeRcáïl poussa un cri d’indignation. Il fouetta l’air du bout de sa queue, un peu vexé, mais pas mortellement.
Tout compte fait, vous êtes un muffle, asséna-t-il, sans toutefois y mettre le ton.
Si ça te fait plaisir, et si ça peut m’éviter tes avances… Allez, lève ton derrière et va le chercher.
À ces mots, le garde se redressa lui-même et obliqua vers la vieille écritoire tandis que TeRcáïl s’évadait hors de la pièce en ricanant. Mais arrivé au pas de la porte, il s’arrêta et tourna une dernière fois la tête vers le garde:
Mais tout de même, elle ne vous plait pas un petit peu, cette Erilys ?
Thymar ne daigna pas se retourner. Il fit juste un petit geste de la main comme pour chasser une mouche importune :
Je préfère les brunes.
TeRcáïl siffla.

Il ne le croyait pas, mais il s’en alla tout de même.

* * *

Dans la pénombre poussiéreuse du cabinet, sur l’écritoire dévernie qui avait vu sceller et desceller tant et tant de missives, un rouleau de parchemin moucheté de noir attendait, lui aussi, sa révélation.

Thymar demeura debout un long moment à le contempler, les bras croisés en Penseur. Qu’allait-il faire de ça ? Quelques instants plus tôt, il se voyait rendre à Abyre ce qui était à Abyre, mais c’était avant que Nirfäel l’ouvre pour lui dire que ces documents traitaient d’affaires du Culte. Un détail comme celui-là remettait alors beaucoup de choses en perspective...

Le culte des Noyés. Voilà bien quarante ans qu’Abyre avait catégoriquement affirmé sa disparition. Thymar était bien placé pour savoir ce qu’il en était exactement : plus qu’un simple témoin, il avait été un des acteurs principaux de l’événement qui avait marqué la supposée extinction de cette organisation malveillante. Il n’avait jamais cru à a totale disparition du culte, bien sûr, mais comme tout le monde, il avait fini par se convaincre que son unité était définitivement brisée et ses membres éparpillés aux quatre coins de l’archipel. Une menace bien éteinte, en somme. Il fallait croire qu’il avait eu tort et que le Culte subsistait, tapis dans le plus absolu des silences, probablement gestant de nouvelles épouvantables manigances.
Ce n’était pourtant pas cette nouvelle qui dérangeait le plus Thymar. En effet, une chose l’effrayait plus encore : qu’est-ce que de tels de documents faisait dans les mains des Inquisiteurs ? Qu’est-ce qu’Abyre pouvait bien avoir à faire avec le culte des Noyés alors même qu’elle était celle qui le persécutait sans relâche et œuvrait en tous sens pour sa destruction ?

Le doute envahit ses pensées comme une seule goutte d’encre suffit à troubler une eau pure. Il le savait : s’il voulait en savoir plus, il lui faudrait lire le parchemin.
Mais il savait aussi que s’il osait prendre connaissance de son contenu, l’Inquisition ne lui ferait montre d’aucune pitié : ce serait la pendaison, haut et court, et même pas une place au cimetière – car le cimetière est un toit comme un autre, et Abyre ne donne pas asile aux criminels, quel que soit l’état dans lequel ils se trouvent.

L’elfe détacha son regard du rouleau et se mit à errer dans le salon. Les murs réverbéraient l’écho de ses pas que soulignaient le silence persistant des années d’abandon.

D'un autre côté, n'était-il pas déjà un criminel ? Le fait d'avoir aidé le voleur le plus recherché d'Abyre à échapper à sa justice de son plein gré faisait de lui un traître, et à ce titre, il serait jugé comme lui.

Il caressa le clavier noir de l’épinette en ruine tout près de la fenêtre.

Monter sur l’échafaud en compagnie de Nirfäel… En voilà, un bel exemple d’ironie du sort !

Un rire muet secoua sa poitrine. Non pas que l’idée de mourir l’égayait tant que ça, mais parce qu’il venait de mesurer l’absurdité de son scrupule : qu’il lise ou pas ces documents, le sort qu’on lui réservait restait le même : les choix qu’il avait fait ce soir lui avait fait définitivement tourner le dos à la cité.

Thymar releva la tête. Sans le vouloir, sans que ce fût tout à fait par hasard non plus, ses yeux se posèrent sur le grand portrait nappé d’ombre et de poussière au fond de la pièce. Derrière l’épais voile gris qui avait mangé les pigments, il pouvait encore distinguer la silhouette vêtue de blanc, et plus encore imaginer les yeux intelligents couleur acajou et les constellations de fleurs frêles semées dans une longue chevelure calamistrée brun-noir.
Le froid l’envahit.

De nouveau, et pour de bon cette fois, il retourna près du bureau et s’y installa. À la lumière vacillante d’un unique cierge dont la faible chaleur son front plissé, il ôta la ficelle qui retenait le parchemin et l’aplanit sur l’écritoire.
Il y avait en réalité plusieurs feuilles qu’il identifia comme ayant appartenu à une sorte de registre. Occupant la quasi entièreté des pages, un tableau tracé à l’encre noire était surmonté d’un rappel du titre « Incarnations ». Il se divisait en cinq colonnes : dans la première figurait des dates ; dans la deuxième, les noms des « Soigneurs » ; dans la troisième, les noms des « sujets » ; dans la quatrième, les noms des démons incarnés. Enfin, dans la cinquième colonne, le résultat final de l’expérience : « échec » ou « succès. »
Thymar joignit ses mains sur son front et ferma les yeux.
C’est un mauvais rêve..!
Il déglutit plusieurs fois, respira profondément. Il reprit sa lecture.
Les trois pages prélevées portaient toutes une numérotation différente, ce qui induisait qu’elles avaient été précisément sélectionnées par le voleur. Ceux qui souhaitaient s'approprier ces documents devaient donc rechercher des informations très précises, très probablement des noms qui figuraient dans ce registre. Thymar élimina d’emblée ceux des expérimentateurs : il n’y en avait que deux, le rituel d’incarnation devant être réservée à une élite particulièrement érudite du Culte. Il fallait donc pousser son étude sur la liste des sujets d’expérience d’incarnation, qui était l’information la plus intéressante du document. L’elfe parcourut les lignes, ses doigts chuchotaient sur le papier jauni. Très vite, il s’aperçut que la plupart des sujets se voyaient assortis de la mention « échec » ; il choisit donc de les délaisser pour ne se concentrer que sur les sujets pour lesquels l’incarnation fut un succès. Il en repéra trois. Lorsqu’il découvrit les noms auxquels ils correspondaient, ses sourcils tracèrent deux grands arcs.

Ces trois noms, en vérité, n’étaient portés que par un seul visage : celui de Syobhan Eskiagès, la Capitaine de la Garde d’Abyre elle-même.
Alors ils ont vraiment fini par réussir, et pas qu’une fois... Et pas n’importe qui. Punaise, je la savais toquée, mais pas à ce point ! Oh…
Une quatrième page était restée collée à la dernière. Délicatement, Thymar les sépara et aplatit sa dernière trouvaille sur la table après avoir rassemblé et mis de côtés les autres. À en juger par son grain, cette dernière feuille devait provenir d’un autre cahier.
L’elfe n’eut toutefois pas le temps de le lire, car des bruits de pas cliquetants annonçaient le retour de TeRcáïl. Il était manifestement parvenu à s’offrir la compagnie de Nirfäel, une bonne nouvelle que Thymar accueillit avec un sentiment mitigé...
Eh bien ! Je vois que vous avez meilleure mine. J’ignorais que c’était aussi sain pour le moral, l’air des rosiers. Nous allons peut-être pouvoir commencer à réfléchir sérieusement à la façon dont nous allons nous y prendre pour libérer Erilys, maintenant que vous êtes disposés...
En vérité, je pensais que vous auriez déjà commencé à y réfléchir, mais je tiens la preuve que la curiosité est un défaut universel puisque même votre statuaire personne n’en a pas été épargné à la naissance, persifla le dragon en appuyant son regard sur le bureau où la lumière du cierge dénonçait son méfait. Il reprit néanmoins sur ton élégant : Figurez-vous que l’air des rosiers est non seulement bon pour le moral, mais il nous a inspiré des idées que je qualifierais sans prétention de géniales.
Thymar croisa les bras.
Si elle sont géniales... Je vous écoute.

* * *

Les rues et ruelles de la cité ne lui avaient jamais paru aussi raides et impraticables qu’en ces instants. Chaque pas était l’occasion pour la douleur de lui infliger sa morsure invalidante. De temps à autres, Erilys baissait les yeux sur son pied meurtri pour constater en gémissant que la tâche s’élargissait son bandage de fortune, mais elle luttait vaillamment pour tenir debout, qu’importe la rudesse des raidillons.
Ce ne fut que lorsqu’ils se retrouvèrent face à une pente absurdement verticale que la demi-elfe capitula et se résolut à accepter à contre-coeur le bras que Nerienyphe lui tendait. Cette dernière se montrait suspicieusement polie et prévenante à son égard. Elle l’aidait, tentait de la rassurer, lui faisait la conversation – quoiqu’elle répondait pour deux – mais cette gentillesse n’inspirait à Erilys que davantage de crainte et de méfiance. Si les trois elfes qui la tenaient captive étaient un cerbère, elle en était la tête centrale, celle pensante, qui dictait les ordres. Les deux autres obéissaient docilement, la mimaient, l’approuvaient comme sa petite cour personnelle.
Bien, je dois vous laisser un moment. J’ai une chose à faire avant qu’on arrive. On se retrouve au palais.
Hein ? Tu vas où ?
Chercher mon frère. Nous allons avoir besoin de ses mains expertes...
D’accord, eh bien… On aura qu’à passer par une porte de service.
Je n’en ai pas pour longtemps. À tout à l’heure, fit l’elfe en tournant les talons.
Erilys regarda sa silhouette se fondre dans l’ombre des ruelles, l’air grave. Elle ne savait pas si elle devait se sentir mieux d’être momentanément débarassée de cette elfe au regard de braise ou si elle devait s’inquiéter des “mains expertes” de ce fameux frère…
Aller, on y va.
La demi-elfe sentit alors qu’on lui agrippait le bras. Elle tourna un regard sévère vers Lavhale et gifla la main indélicate qui enserrait son poignet.
Aïe ! Pour un peu, elle me mordrait ! s’écria l’arbalétrier en riant. Elle lui trouva un sourire stupide.
Son collègue se contenta de le regarder sans mot dire. Il paraissait plus calme, aussi Erilys préféra faire de lui sa canne et lui tendit son bras. Il lui retourna un sourire tout à fait poli, comme on ne s’y attendrait pas de la part de son geôlier.
Nous devrions nous dépêcher, il reste encore du chemin, et il est rude.

Erilys l’avait toujours admiré de loin sans savoir ce qu’il était vraiment : suspendu comme une cloche au dessus de la mer, le palais d’Inquisition paraissait digne de son appellation. Il occupait le sommet d’une haute falaise décharnée battue par les vents marins. Autour de son pied gravitaient des bancs de mouettes, qui auraient aussi bien pu être des corbeaux. Ses murs saignaient des filets d’eau noire et ses contours indistincts happaient les étoiles dans son ombre. La demi-elfe suivit les deux gardes sans opposer aucune resistance, foudroyée par la fatigue, incapable de balbutier ne serait-ce qu’une pensée. L’énergie de sa colère avait fini par s’épuiser et la tombée du jour venait à présent lui facturer sa lessive du matin, son pélerinage sur la tombe de Danalhéa, sa course effrénée dans les rues impitoyablement pentues d’Abyre, sa blessure et ses trop riches émotions de la journée. Pour descendre les escaliers, Iarenlei et Lavhale durent la soutenir à deux, car ses jambes tremblaient et ne la soutenaient plus. Erilys gardait les yeux fermés, mais elle percevait encore le monde à travers ses autres sens. Ainsi, elle sut qu’ils l’emmenaient non loin des salles de torture, car des cris et des sanglots sinistres ricochaient sous les voûtes et l’atmosphère était lourde d’une odeur de sang, de sueur et de déjection...
Eh oh ? On se réveille !
Mais merde, regarde…
Iarenlei désigna sa cheville d’un sursaut du menton. Une partie du bandeau était devenu presque complètement rouge de sang.
Elle est en train de nous claquer dans les doigts !
Mais non. Ce n’est pas aussi grave que ça en a l’air : c’est le tissu, il n’est pas bien épais et il boit vite. Porte-la une seconde, que j’ouvre. (Un bruit métallique indiquait qu’il déverrouillait une porte grillagée.) Barh… la rouille...
On installa Erilys sur une chaise à bras dont les clous apparents vinrent accrocher sa jupe et griffer sa peau. Elle ouvrit les yeux, balança sa tête de gauche à droite. Elle se trouvait dans une cellule en tout point semblable à celle dans laquelle le Seigneur Durren avait eu le caprice de la mettre lors de son séjour à Byleuc.
Qu’est-ce que vous faites...?
Tu l’attaches ?
Oui ! J’anticipe.
Je doute que ce soit bien nécessaire… Ce n’est pas comme si elle se débattait beaucoup.
Attend de voir… ricana l’elfe en sanglant ses poignets.
En entendant ces mots, Erilys tressaillit. Le frère de Nerienyphe, ses “mains expertes”, tout cela resurgit dans sa mémoire et l’angoisse la réveilla comme une trombe de grêle reçue en plein visage. Affaiblie comme elle était, elle ne put retenir de misérables sanglots. Elle avait l’impression de ne plus rien pouvoir contrôler, ni la situation, ni son corps, ni même son propre esprit déboussolé qui tourbillonnait comme une girouette au coeur de la tempête.
Un grincement résonna dans le couloir, suivit d’un claquement de porte. Puis, ils entendirent des pas sur les marches bosselées des escaliers.
Les deux elfes s’immobilisèrent, inquiets. Iarenlei se pencha en arrière pour guetter qui arrivait : la lumière orangée d’un flambeau battait contre les murs luisant d’humidité du couloir.
Il poussa un soupir de soulagement :
Nerienyphe était de retour. Elle avait troqué sa tunique verte contre une chemise sombre par dessus laquelle reposait une hotte de bourreau. Elle en avait retiré la capuche, mais même sans cela, elle en imposait suffisamment pour faire frémir même un très gros dragon.
Ah, vous êtes là, dit-elle en joignant ses mains devant elle, et comme elle haussait les coudes, ses instruments tintèrent à sa ceinture. Parfait.
L’elfe confia sa torche à Iarenlei et pénétra à l'intérieur de la cellule. Erilys trembla à la vue des couteaux, menottes, maillet et piques ceints à sa taille. Une terreur noire enflamma ses veines. Elle gémit, s’agita sur son siège, mais elle put à peine serrer les cuisses à cause des liens qui la retenaient. Elle se rendit à peine compte que l’urine coulait le long de ses jambes.
Nerienyphe se pencha sur elle. Son expression, froide jusqu’alors, s’attendrit soudain en voyant le pitoyable état dans laquelle se trouvait sa prisonnière..
Pauvre femme… Là, là. Laisse-moi t’ôter ça. Val, je n’ai jamais dit de l’attacher !
Je pensais…
Eh bien tu devrais arrêter de penser, ça ne te fait pas du bien. Va chercher mon frère, plutôt. Il est dans...
Je suis là, në-Tian, j’arrive ! répondit une voix douce dans un clapotement de semelles. Tous pivotèrent vers l’écho du couloir, d’où émergea bientôt la silhouette moyenne d’un jeune elfe blondinet aux yeux bleus très vifs. Il portait un plateau avec un mortier et des linges propres, et seau se balançait sur son bras en crachant des gerbe d’eau claire à chacun de ses pas.
Toujours avec allure, hein Iephyr ? Tu m’as l’air drôlement encombré. Je peux t’aider ?
Je te remercie Val, ça ira, fit-il d’un air affable. Alors ! Voilà donc mon… patiente..? (Son visage se défit un peu.) Mais, ce ne serait pas la fille de tout à l’heure, celle que Thymar a visité ?
Nerienyphe se recula pour faire de la place à son frère devant Erilys, que la peur clouait sur sa chaise aussi sûrement que les liens dont on l’avait défaite.
La pauvre ! Mais que lui est-il arrivé ? Pourquoi l’avez-vous enfermée ? Je pensais avoir affaire à Thymar, pas son amie...
Il se trouve qu’elle est aussi un proche du voleur que nous recherchons. Peut-être même sa famille ou sa maîtresse… Ça ne veut peut-être rien dire, mais j’ai trouvé un cheveu sur son habit. Blanc comme neige. Ça correspond à la description du détenu. Il était chez elle quand Thymar est venu la voir... Ils sont sortis tous les trois. Je te l’avais dit : Thym nous a trahi, il a trahi sa cité.
Sur un excès de confiance (qui se résorba presque aussitôt qu’il eût parlé), Lavhale jugea bon de renchérir :
Oui ! Ils ont essayé de s’enfuir, mais il y avait un dragon avec eux. À cause de lui, on a pas pu les rattraper et on ne sait pas où est-ce qu’ils ont bien pu aller. C’est là que ta soeur m’a dit de la viser elle, mais de pas la tuer, et je l’ai fait, et voilà.
Moui, oui… du beau travail, sans doute, marmotta Iephyr, à genoux devant sa patiente. Il tenait relevé entre deux doigts le pied de sa robe et examinait la blessure en tirant une grimace.
Si on veut espérer mettre la main sur le voleur et sur le traître, elle est notre seule solution. On peut toujours compter sur la loyauté de Thymar… qu’elle soit envers nous, ou envers quelqu’un d’autre. Avec un peu de chance, il viendra me voir pour négocier sa libérté. Il est intelligent. Il nous suffit d’être un peu patient. Maintenant, Val, Ren, je vais vous demander de partir. Vous n’êtes pas censés être ici. Merci de m’avoir accompagné. Je peux me débrouiller seule maintenant.
Lavhale se déconfit :
Déjà ? Mais tu m’avais dit que je pourrais te seconder...
Moi, ça me va. J’ai eu ma dose de risques pour aujourd’hui. Cet endroit me file les jetons, et puis il commence à se faire tard…
Tu as raison ! J’allais me mettre au lit quand ma soeur m’a demandé – vraiment, j’avais mon bonnet et mes pantoufles. Bonne nuit, Iarenlei !
On lui souhaita bonsoir et l’elfe s’engouffra dans les escaliers. Avant de partir, il jeta un dernier regard par dessus sous épaule vers Erilys.
Val, Viens avec moi. J’ai du travail cette nuit, et je veux bien que tu m’accompagnes si tu la boucles.
Il fit le signe de la bouche cousue en pinçant les doigts devant ses lèvres.
Iephyr…
Nerienyphe l’appela d’un geste depuis le couloir.
Le jeune elfe se releva en inspirant et la rejoignit, sans croiser son regard. Son aînée pencha son visage vers lui, tout près de son oreille.
Tu sais ce qu’il te reste à faire.
Iephyr baissa les yeux. Cachée entre eux deux, elle lui tendait un petit flacon d’étain en forme de larme, pas plus long ni beaucoup plus épais que l’os du pouce.
Je ne crois pas que ce soit une candidate viable…
Nerienyphe plongea ses yeux carminés dans ceux saphir de son frère. Il soutint son regard et laissa se creuser le silence.
C’est à moi d’en décider. Administre-le. Je reviens… (Elle sortit sa petite horloge mécanique) dans une heure.
Sans faute.
Naturellement.
Il saisit le petit flacon et le serra dans sa paume. Nerienyphe hocha la tête, puis elle recula pour rejoindre Lavhale.
Iephyr fit demi-tour et retourna près de la demi-elfe. Il lui sourit gentiment.
À nous maintenant ! Faites-moi voir votre cheville… On va enlever ça, hein…
Erilys s’était imaginé un homme pour ainsi dire plus redoutable. Ce Iephyr ne ressemblait en aucun point à Nerienyphe, il était même difficile de croire que ces deux là fussent de la même famille. Si elle s’était trouvée dans une position moins humiliante, elle aurait pensé qu’il était un garçon tout à fait charmant. Son attitude chaleureuse la rassurait néanmoins. Contrairement à sa soeur, il dégageait une sincérité qui lui inspirait naturellement confiance.
La demi-elfe l’observa sans bouger. Elle apprécia la caresse du linge propre qui lavait le sang séché de son pied gauche.
Vous ne vous ressemblez pas beaucoup, souffla Erilys.
Le son de sa voix arrêta l’elfe et il leva la tête pour la regarder, l’air légèrement surpris, avant de reprendre son méticuleux ouvrage :
Elle ressemble à sa mère, et moi à la mienne, répondit-il avec détachement.
Je vois.
Il y eut un silence.
Je n’avais jamais rencontré de demi-elfe auparavant.
À en croire Nerienyphe, vous devriez avoir l’occasion d’en rencontrer un autre très bientôt…
Alors vous pensez que son plan va fonctionner ?
J’en ai peur…

Erilys détourna le regard. La voix déchirée de Nirfäel résonnait encore fraîchement dans sa mémoire. Elle n’osait pas imaginer ce qui allait lui arriver à Thymar et lui s’ils entraient dans le jeu de Nerienyphe. Elle ne pouvait s’empêcher de se sentir coupable : coupable de la souffrance que Nirfäel devait endurer en l’ayant perdue ce soir, coupable d’avoir retardé son départ pour une stupide promenade de santé qui devait guérir un lien qu’ils n’avaient jamais perdu, coupable d’avoir mêlé un ami précieux et sincère à cette histoire qui allait à présent lui coûter la vie…

Levez la tête je vous prie. Clignez… Voilà.

Au moins, ils avaient eu le temps de se dire au revoir cette fois.

Sa gorge se serra. Elle regrettait, maintenant, de lui avoir caché les bleuets dans ses cheveux.

* * *

Ils étaient d’abord allés se débarbouiller (à grande vitesse) à la source qui nourrissait les anciennes vignes. C’était TeRcáïl qui en avait eu l’idée : il avait même eu la délicatesse de dire qu’ils sentaient tous les deux le vieux chamois et que la discrétion passait aussi par l’odeur, ou plutôt par l’absence d’odeur. La vue de l’eau claire leur avait tous rappelé combien ils étaient assoiffés, aussi profitèrent-ils de l’occasion pour se désaltérer.
Puis ils étaient rentrés se changer. Thymar dut se séparer de son unique pièce d’armure : sa cotte maille, tout comme Nirfäel dut quitter son beau manteau zinzolin galonné d’or. Pendant ce temps, TeRcáïl remontait les fûts de Chartraz de la cave que le garde lui avait indiqué jusque dans la cour. Une fois ce labeur accompli, Il retourna vers la villa, ouvrit la haute porte, laissant se déverser un flot de lumière lunaire sur le dallage.
Ah ! Messire ! Vous voilà enfin… Il ne me manque plus que vous pour m’atteler à la char… Saperlipopette.
TeRcáïl écarquilla de grands yeux. Debout dans les escaliers qui faisaient face au hall d’entrée se tenait un Thymar tout nouveau, tout pimpé, tout coloré, un Thymar avec des manches bouffantes et des boutons et des pattes partout là où il ne sert pas d’en avoir.
Quoi, qu’y a-t-il ? Je ne suis plus à ton goût ?
Non, non… Vous êtes bien.
Dis-le, si c’est aussi épouvantable que ça en a l’air, qu’on en finisse.
Le dragon tortilla du cou, mais il finit par répondre :
Ça vous grossit un peu, mais ce n’est pas si mal. Vous avez l’air... plus gai, comme ça.
L’elfe descendit prestement les marches pour le rejoindre.
L’astuce pour paraître moins gros est de se placer près de quelqu’un plus gros que soi. Par chance, tu es avec nous.
Très drôle, messire. Nirfäel s’habille encore ? Je parie qu’il se fait tout coquet pour retrouver sa dame.
En tout cas, à lui, les grosses manches, ça va comme un gant. Je lui ai suggéré de couvrir ses oreilles et de charbonner un peu sa barbe pour qu’il ait l’air d’un humain, mais puisqu’il n’en fait qu’à sa tête…
Ce sont des manches ballons crevées, corrigea TeRcáïl. On en porte beaucoup à la cour de Ceannad. C’est typique du style des humains.
Tu es versé dans la mode, c’est étonnant pour un dragon.
La haute couture, après l’alcool, est une de mes marottes. Non, sans plaisanter, ça ne vous va pas si mal. J’ai juste été surpris par le changement.
Thymar doubla le dragon en clappant des mains.
Bon, puisque tu valides, allons charger ces tonneaux.
Mais TeRcáïl resté devant les escaliers s’écria :
Ah ! Regardez qui voilà… Maître barde ! Nirfäel ! Vous êtes...! Vous êtes…!


Dernière édition par Erilys le Ven 9 Juil 2021 - 11:20, édité 1 fois
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Nirfäel
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MessageSujet: Re: Par diva et par barde [PV la Belle de nuit]   Par diva et par barde [PV la Belle de nuit] - Page 2 Icon_minitimeJeu 8 Juil 2021 - 21:30



-… un peu trop grand pour cet accoutrement, je dois l’admettre, conclut Nirfäel.

Cela coupa TeRcáïl dans son élan, aussi nettement qu’un bon couteau coupe du beurre. Cela mit le demi-elfe de bonne humeur. Et il en avait besoin. C’est qu’il fallait le voir ce petit reptile rougeoyant, amusé par la toile qu’on venait lui présenter ; ce chenapan pas en odeur de sainteté en ce qui concernait la mode abyréenne, car elle était faite de tuniques et de manteaux tout en teinte de bleu allant du royal à l’azur, et pourtant l’étudiait avec un étrange intérêt pour un dragon. La haute couture était un art qui pouvait prêter à rire pour les uns, mais qui devenait un sujet de première importance, plus sérieux que la guerre, pour les autres. TeRcáïl était de la première catégorie.

Mais Nirfäel était de la deuxième. Bien que ses moyens aient toujours été limités et qu’il n’ait jamais porté de vêtements plus nobles que son manteau, il suivait la vogue avec passion. En visitant les penderies d’une demeure aussi vaste et luxueuse, le barde s’attendait à trouver exactement ce qu’il cherchait : de l’argenterie et des tuniques damasquinées, des costumes légèrement surchargés - à peine serait le mot - de perles, d’or et d’argent, tout en symétrie et équilibre, cadré de façon virtuose mais sobre, sinon pour les petites gens au moins pour les grandes maisons des elfes des mers. Il s’attendait à de la soie noire et à ce fameux bleu symbolisant l’ordre, la justice, la loyauté et la sagesse. Il s’attendait à de la clarté et à de la dignité.

C’était là la raison pour laquelle Nirfäel coupa toute possible saillie de la part de son compagnon à écailles. Parce que non content de s’amuser de ce qu’il portait, et d’éprouver peut-être quelque surprise, le dragon se délectait ostensiblement de sa détresse.

Nirfäel ne portait guère de bleu ou de noir. Il ne portait pas non plus d’habits mesurés ou de costumes fins taillés dans la forme du corps de son propriétaire. Non il portait désespérément l’accoutrement des nobles de l’ancienne génération. Or, les esthétiques de cette époque tranchaient pour le moins avec la sobriété. L’absence des réfugiés de l’Ouest et de leur influence lors du grand exode de la Baie d’Ambre avait donné loisir aux elfes des mers de créer un courant artistique sans précédent. La Baie d’Astal ressortait alors de quelques décennies de petites guerres entre maisons et la volonté d’impressionner les rivaux lors des banquets était toujours présente. Cela se traduisait par des casaques démesurées, victimes d’une imagination décadente à la hauteur de leur artisan. Absence de mesure, dynamisme, animation, liberté et opposition : voilà ce qui caractérisait leur vêtement, avec des manches aussi bouffies que des melons trop mûres, des pourpoints arrondis avec des épaulettes, des ailerons à grande taillades et un col droit avec une fraise si énorme que le barde la soupçonnait de vouloir l’étrangler.

Et comme de juste, leurs habits portaient des teintes de vert. Le barde avait également un chapeau en feutre sur la tête et des manches rouges et blanches ; un assortiment peut-être en tendance une centaine d’années auparavant mais qui ne correspondait à rien d’aujourd’hui.

Malgré tout, le demi-elfe s’était pris au jeu. Il fallait faire renaître une vieille villa et ça, cela demandait beaucoup de sacrifices. Il avait en outre déployé d’autres artifices pour s’assurer que personne ne réussirait à distinguer son visage derrière les étoffes. Puisqu’il fallait s’adapter à la vieille étiquette de la noblesse abyréenne, autant l’embrasser complètement. Il s’était donc maquillé à l’aide de lotion de vinaigre à la lavande, ajoutant à ses traits basanés une couche de blanc de céruse. Il avait également teint sa barbe dans un rose pétillant rehaussé de rouge. Il ne s’était pas ennuyé des indispositions que cela pouvait orchestrer sur lui. Il avait suivi à la lettre le livre de la mode des temps anciens qu’il pouvait citer comme suit : « Se peindre comme une roue de carrosse, à profusion, et imiter sur la barbe le tressage feuilleté d’un bon vin. »

Avec tout cela, Nirfäel pouvait se targuer d’être au bas mot méconnaissable, au pire un véritable original :

-C… Certes, se permit enfin de répondre TeRcáïl. Un peu grand. Au moins vous paraîtrez sous un jour différent et l’on ne vous cherchera pas des poux !

Il manifestait des trésors de lutte pour rester dans les convenances, mais le barde avait déjà vu Percebrise lorsqu’il se payait la tête d’un homme. Ses traits restaient sensiblement placides, mais le timbre de la voix variait d’une inflexion et sa queue tressautait très légèrement. Celle de TeRcáïl sautillait allègrement à la simple envie de rire.

-Bien, pour les politesses, c’est raté, marmonna Thymar. Mais le déguisement peut fonctionner sur les premiers étages de la cité. Ensuite, il faudra se rendre à la caserne des dragons. Là, je ne saurai dire. Je suppose que cela dépendra de notre rapidité d’action.

-Pas que, mon bon ami, rétorqua Nirfäel en levant un doigt du haut de sa couture. Pas que. Les dragons peuvent être de splendides spectateurs. Le Gra’R’No nous l’a bien montré. Dans ce genre d’occasion, personne ne peut plus les arrêter. Alors je vous ferai gagner du temps en les distrayant à ma façon tandis que vous leur administrerez le breuvage.

-Il nous suffira ensuite d’attendre quelques minutes pour que le Chartraz fasse effet, ajouta TeRcáïl. Puis, comme l’exprimerait le comte de Monfel, la fanfare tonnera lourde !

-Es-tu sûr que quelques minutes suffiront ?

-Oh oui ! Ne vous inquiétez pas pour ça. Cette mixture est d’une efficacité redoutable. J’ai moi-même quelques expériences dans le domaine et je puis assurer que si j’ai été capable de m’emballer aussi rapidement, ce ne sont pas des initiés de la boisson qui feront mieux !

L’abyréen secoua la tête en soupirant :

-Ce plan m’a l’air plus alambiqué qu’une recette alchimique.

-Eh bien respirez un grand coup, Thymar ! Faites le vide dans votre petite tête ! Et concentrons-nous. Le carosse est-il prêt ?

-Oh oui, seigneur Nirfäel, susurra TeRcáïl en prenant son rôle avec beaucoup de sérieux et en tournant autour du demi-elfe avec excitation. Il est bel et bien prêt. Regardez-moi cette merveille ! Je pense qu’on va bien s’amuser.

-Dans ce cas, il est grand temps de se mettre en route.

***

De mémoire d’abyréen, il n’y eut pas de plus grand remue-ménage que l’arrivée du petit convoi dans le quartier des Couleurs ; voilà des années en vérité qu’un tel désordre n’avait pas prêté à sourire auprès des grandes maisons et de leurs concitoyens. Ce soir-là, Nirfäel leur offrit une griserie de capharnaüm, une orgie de chaos à la hauteur de ce qui se tramait lors des guerres séparatistes. Logiquement, quand quelqu’un se retrouvait pourchassé par l’inquisition et la garde d’une cité, le premier réflexe était de porter sa vue aussi loin des remparts que l’effort pouvait le permettre. En l’état, ce fut exactement ce que supposèrent les services de guet qui placardèrent bon nombre d’affiches de sa trogne troubadouresque dans toutes les villes voisines. Mais comme de juste, Nirfäel était en ce moment même en révolte contre la vogue esthétique, il pouvait donc tout aussi bien se retrouver en révolte contre la mode des évasions. Ainsi se retrouva-t-il aux premières loges de cet attroupement peu banal composé d’abyréens pure souche, d’elfes, d’humains et de nains, de gagne-petit et d’avaleurs de rues ; un peuple de bonimenteurs et de vendeurs à la criée crachait de la transaction en jargon de cul-terreux ; autour d’eux, des commerçants de colifichets, de parchemins ésotériques, marchands de babioles, porteur d’eau, fromager, boutiquier en joaillerie, rétameurs, menuisier et charlatans en avaient profité pour agripper quelques potentiels clients. Tous avaient exceptionnellement rouverts leurs étables en cancanant leur prix d’or avec un coffre à en réduire les tympans en miette.

De ce remugle de citoyens excité, on nota également la présence de leur cortège mené par un petit draque rouge comme on l’appela, ce qui ne manqua pas de faire suffoquer de rage l’intéressé. La foule s’excita aussi à cause des deux énergumènes sur le carrosse qui faisaient de grands gestes ridicules, sapés comme des originaux de première catégorie. En outre, le barde avait engagé les services de plusieurs bandes de ménestrels de sa connaissance et d’une ou deux troupes de saltimbanques pour les suivre jusqu’au quartier du Phare, où les dragons sommeillaient. Mais leur frénésie passionnée venait aussi de l’emblème que portait le chariot : celui de la villa Regina.

Le terreau du Chartraz était de retour.

Ce fut dans cette cacophonie d’espoir que les citoyens venaient quémander le breuvage aux deux maniaques de la scène en haut du chariot. Pour palier à leur impatience et ne pas éveiller les soupçons, Nirfäel se répandit en promesses sur la renaissance de la villa, jura que le Chartraz allait bien revenir dans les échoppes mais que ces fûts étaient d’abord destinés aux grands absents de cette petite scénette. Bien sûr, il y eut quelques protestations. Ils essuyèrent parfois des bordées de jurons et des huées. Ce n’était rien comparé au tumulte enthousiaste qui avait saisi le quartier des Couleurs, lequel se déployait dans toute sa palette pour les soutenir dans leur turbulent subterfuge.

Ce quartier faisait partie des basses places de la cité. Il y avait pourtant à mesure de leur traversée de multiples hôtels aux boiseries sculptés ; à leurs étages paradaient des façades lumineuses, où s’alignaient de longues rangées de fenêtres étriquées dont les vitraux brillaient dans les lanternes nocturnes. On sentait ici toute l’influence de l’architecture elfique d’Abyre. Hélas, ces hôtels ouvragés n’étaient que des îlots de grâce dans la fange crasseuse qui les accompagnait. Il suffisait de se risquer dans les ruelles ordinaires pour retomber en débauche avec des corridors noirâtres pas forcément faciles d’accès, cernés de bicoques vétustes et de taudis crasseux au mur lépreux. C’était là que la foule y était la plus véhémente et la plus attroupée.

Mais même cette populace atteignit ses limites lorsque le chariot arriva au mal réputé quartier du Phare. Les cahutes laissèrent place à des maisons aux étages penchés, comme si leur structure déformée avait fondu au soleil. Se révélait alors une véritable galerie labyrinthique ; chaque demeure menaçait de s’effondrer sur la précédente, chaque volet souhaitait mordre son compère, ses crocs boisées voués à n’être soutenu que par des châssis à l’aspect miteux.

Il s’agissait d’un autre très vieux quartier de la cité. Et il y avait une raison à ce désordre. Les maisons avaient été proprement et simplement abandonnées.

Le chariot alla plus loin encore et le demi-elfe ne tarda pas à constater qu’ils quittaient la zone urbaine pour laisser place à une falaise immense. Un sentier en pente, bardé de rocailles, se terminait jusqu’à une colline où se dressait un phare à la lueur moribonde, son œil blafard dénichant tel un prédateur les mâts des navires dans la baie. Plus loin sur cette falaise, de larges cavernes se laissaient entrouvrir comme des gueules béantes. Le barde remarqua sur les arrêtes de certains rochers de gigantesques traces de suie. Son cœur se serra d’angoisse :

-Messire TeRcaïl, est-ce… votre patelin ?

-Oh certes non ! répondit le dragon rouge. Je dois dire que mes semblables m’indiffèrent particulièrement. La plupart s’amuse de ma petite taille et les autres m’ignorent tout bonnement. (Un petit sourire peignit son museau) Quant à moi, j’ai plus d’affinités avec les gens du crû ainsi que pour les ramifications d’un dédale urbain. Cela me vivifie l’écaille.

Il jeta un regard au sommet de la falaise et sur les étoffes cotonneuses du ciel assombri.

-Toutefois, je crois pouvoir dire que nous sommes arrivés à bon port, dit-il.

-Vraiment ?

-Vous semblez surpris, cher maître barde.

-C’est un drôle d’endroit pour une caserne.

-Ne vous y trompez pas. La moitié de ce quartier n’a pas été cédé par un malheureux hasard. Les elfes des mers ont fait un pacte avec ces bonnes gens de feu le Lavadôme, notre royaume natal. Ils ont décidé que la présence de notre race au sein de cette cité occasionnerait des remontées subites à bon nombre de détracteurs des grandes maisons. Evidemment, nos flammes font réfléchir et je suppose que cela doit éviter certaines guerres. Quant à mes compagnons de voyage, eh bien… ils avaient besoin d’un lieu où se poser et peu de royaumes étaient alors prêts à accueillir une ribambelle de dragons en leur mur.

-Ce n’est donc pas réellement une caserne, fit Thymar en retroussant ses manches malheureuses.

-Non. C’est plutôt une retraite. Un asile… Un abri. Un lieu de paix où s’installer avant de former quelque chose ailleurs. (Le dragon rouge secoua la tête) Curieusement, quelque chose me dit qu’à force d’engraisser là-dessous, mes semblables n’iront jamais bien plus loin que ce morne quartier. Cela fait longtemps que je n’ai pas vu de flammes dans le ciel, encore moins des ailes autres que les miennes. Ils survolent de temps en temps les places lorsqu’il y a de la boustifaille à collecter, mais ça s’arrête ici. Je me demande même s’ils savent encore se battre. Tout cela me rappelle terriblement quelque chose…

Le demi-elfe aperçut une teinte grisâtre envahir les yeux de TeRcaïl. Cette situation ne devait guère lui plaire. Dans toutes les époques et tous les récits épiques d’Hypath, les dragons avaient tour à tour été empereurs et rebuts du monde. Ils vivaient dans des lieux reculés, ne se mêlaient que rarement aux hominidés. Lorsque ça avait été le cas, les conséquences avaient été désastreuses. Au sommet de leur gloire, les dragons avaient périclité pour ne devenir que des êtres paresseux et imbus d’eux-mêmes ; la copie d’humains impotents mais multiplié au centuple. Etait-il possible que TeRcaïl reconnaisse là un travers de sa race ? Est-ce qu’il se sentait seul et souffrait de l’inactivité de ses congénères ? Nirfäel posa une main qu’il voulut réconfortante sur la crête du dragon. Un vrombissement naquit dans le ventre du dragon qui lui tourna une œillade de gratitude. Le barde déclara alors :

-Souris, l’ami. On va essayer de produire un sacré tintamarre là-dedans et pour cela, il va nous falloir faire charmante prestation !

Au bout d’un moment, le dragon rouge gratta avec vivacité la terre de sa sii.

-Vous avez raison, maître barde. Nous avons encore du chemin à parcourir. Hâtons-nous pour votre belle car il nous la faut entière afin que vous écriviez balades et que je vende ragots sur l’affaire.

TeRcaïl raffermit la prise de ses bras écailleux sur le harnais du carrosse. Lorsque le barde remonta dans la voiture, le dragon rouge franchit le seuil de la caverne. Un silence long, fragile et fétide apposa sa marque sur leurs oreilles. Il était moucheté de quelques clapotements de gouttes tombant d’une paroi à l’autre, de stalactites gouttant sur les stalagmites ou de perchoirs humides. Le vent était un doux siffleur qui jamais ne rengainait son air dans le dédale du monde d’En-bas. Ils passèrent sous des arches, traversèrent des ponts de pierre empruntés et sûrement bâtis par les elfes. Par-ci et par-là, les traces de suie gagnaient en intensité et en taille. Des écailles grosses comme des poings marbraient le sol. Des langues de pierre carbonisées, peignées par les flammes, sculptaient d’immenses mâchoires au détour d’un corridor noir comme le néant. A mesure qu’ils progressaient, des statues de serpents et de dragons difformes figées dans des poses criantes de vie se dressaient menaçantes dans les tunnels.

Nirfäel observait ces galeries, le cœur battant. Il se tenait sur la rambarde du chariot tandis que les tonneaux derrière lui tremblaient des soubresauts subis par le transport. Plus il s’enfonçait dans les profondeurs, plus son estomac s’alourdissait et il lui sembla que c’était son courage qui s’enfouissait à l’intérieur. La peur fourmillait par les poils de sa barbe et de sa chevelure maquillée, et un picotement désagréable le taraudait depuis qu’ils étaient entrés. D’ordinaire, nul public ne pouvait l’impressionner, pas même les dragons lors des cérémonies les plus grandes. Mais évidemment, faire une représentation dans un lieu si peu conventionnel, sur le territoire même de ces êtres d’exception et avec le danger qui rôdait était assez différent de ses précédentes fredaines. Il tentait à grande peine de se rassurer : après tout, il avait sans doute déjà connu pire situation… sans toutefois trouver d’exemples dans sa mémoire. De plus, son vêtement commençait à peser son poids et malheureusement, l’air se faisait de plus en plus chaud :

-Vous n’avez pas bonne mine, lui dit soudainement Thymar en le prenant par le bras. Par pitié ressaisissez-vous ! Je vous suis dans ce plan aberrant. Je risque ma peau au même titre que TeRcaïl, ce n’est pas pour que vous vous évanouissiez juste avant votre petit spectacle.

-J’aimerais vous y voir ! Je patauge littéralement dans mes bottines !

Le garde lui fit comprendre l’ironie de sa remarque en agitant les fanfreluches de son pourpoint. Nirfaël se sentit bête. Thymar ne se portait pas comme un charme non plus. Il exhibait les mêmes accoutrements indécents, bien que le bougre ait certainement plus l’habitude de vivre dans des conditions aussi pénibles :

-Avez-vous une idée de ce que vous allez faire pour aguicher nos lézards ? murmura Thymar en avisant un rocher sinistrement barbouillé de suie. J’espère que vous réalisez qu’entrer dans leur domaine n’est pas garantie d’une vie prospère. Ce n’est pas pour rien que les bâtiments aux alentours de ce fichu quartier se sont faits décimer. L’un de ces dragons pourrait être suffisamment gros pour nous gober d’une lichette ou un autre nous écraser sans faire attention à nous. Alors, vous y avez pensé ?

-J’y réfléchis ! protesta Nirfäel. Il n’est pas dans mes habitudes de divertir des dragons, figurez-vous. J’en parle librement dans mes créations mais cela n’est pas destiné aux principaux concernés !

-Par les mers abyssales… (Thymar se prit la tête dans ses mains avec détresse) Vous n’avez strictement aucune idée de ce que vous allez faire, pas vrai ?

-L’art ne se forme pas par idées claires, sombre barbare ! Il est fait d’inspiration, d’improvisations et surtout d’adaptations. Il faut savoir dénicher ce que le public souhaite entendre sans qu’il l’ait toutefois voulu.

-Verbomanie philistine !

-C’est dans votre bon droit de le croire, fit froidement Nirfäel. Heureux sont les illettrés car ils laissent le soin aux autres de la vision d’artiste. Vous pourriez aussi m’aider plutôt que de m’asséner votre rhétorique si bien orchestrée.

-Moi ? Vous aider ?

-Eh oui, j’attendais de vous un peu de coopération !

-Vous ne voulez pas que je pisse dans un violon pendant que vous y êtes.

-Certes non, j’imagine, soupira Nirfäel. Hélas pour vous, la rhétorique est à placer ailleurs. Mais vous savez peut-être jouer d’un instrument ?

Thymar haussa les épaules d’un air distrait.

-J’ai pratiqué de temps en temps la cymbale dans mon jeune âge. Ca remonte à…

-Oublions les instruments, rétorqua désespérément le barde. Pourriez-vous me soutenir dans une harmonique et rythmique simple avec quelques vocalises en contralto baryton, prenons-nous à rêver, de votre acabit ?

-Hein ?

-Savez-vous chanter, Thymar ! s’emporta le barde.

-Euh… Aaah…. AAaah… AAAaaaah.

Nirfäel allait lui supplier de faire taire cette horrible plainte discordante quand le tonnerre assourdi de plusieurs grondements frappa les galeries. Le silence déjà bien abîmé vola en éclat et les deux elfes se turent aussitôt. Ils jetèrent un regard vers TeRcaïl qui se contenta d’émettre un sifflement amusé :

-Cela fait longtemps que je n’avais pas entendu bruit si réjouissant ! Finalement, vous aviez raison maître barde. Cela me fait du bien d’être ici ce soir.

-Est-ce qu’ils… nous ont entendus ?

-Non ! Vous trouvez qu’ils ont l’air en état de vous entendre ?

Devant leur mine sceptique, le dragon rouge fut d’abord surpris puis éclata d’un rire qui vrilla les tympans du demi-elfe :

-Ils dorment évidemment ! finit-il par dire. Allons-y ! Il est grand temps de réveiller mon peuple !

Pris d’une galvanisation patriotique, l’entrain de TeRcaïl fit secouer le chariot de plus belle et les deux elfes durent s’assoir dans le carrosse pour ne pas être éjecté. Les doigts de Nirfäel blanchirent sous l’effort pour rester immobile.

-Que dois-je faire pour vous aider ? demanda alors Thymar. Je pourrais… peut-être…

-Servez-leur de la gnôle, maugréa le barde. Et priez pour que ça fasse un sacré effet.

Le couloir donna sur une chambre aux proportions gigantesques, éclairée uniquement par le truchement de rais lumineux sur un plafond percé de longues crevasses. Ils entrèrent par une arche et pénétrèrent sur un promontoire circulaire qui s’étendait sur près d’une demi-lieue. Tout autour, des langues de pierres noircies formaient un rempart falciforme tapissé d’épaisses fumerolles noires. Des silhouettes reptiliennes, longues et immenses grainaient le lointain, les perchoirs visibles à quelques mètres de hauteurs et les boyaux sombres de la chambre. A cette vue, le barde désira soudainement s’enfermer dans son petit chez lui, où que cela puisse être, bien résolu à faire le mort. Hélas, les voilà en un lieu qui n’était en rien un établissement populaire et qui ne saurait lui permettre de prendre ses aises. Leur arrivée fut d’un triste sérieux. Nirfaël attachait pourtant une grande importance aux présentations. C’était souvent la seule image claire qu’il pouvait laisser aux gens : lui, sa silhouette bien proportionnée, sa gestuelle élégante, raffinée et son luth. Sa réputation le précédait. Elle s’alimentait de la reconnaissance de son talent et il avait sacrifié beaucoup d’ascèses pour cela. En ce lieu sauvage, nul reconnaissance ni réputation ne le sauverait. Le demi-elfe allait devoir faire renaître de ses cendres l’ancien Lui, celui qui n’avait rien et qui, partant de ce piètre départ, avait grimpé les échelons. Et aujourd’hui, cette ascension devait être fulgurante. Il devait le faire.

Pour elle.

Les dragons choisirent ce moment pour s’éveiller. Les silhouettes noires poussèrent des rugissements, des ailes s’élevèrent et se découvrirent à moitié dans les minces rayons de lumière. Tout à coup, une grosse voix gronda :

-Qui ose pénétrer dans l’empire draconique… ?

Nirfäel crut entendre devant lui le reniflement méprisant de TeRcaïl et eut une furieuse envie de lui donner du sacripant. Il espérait que le petit dragon rouge saurait à tout le moins se tenir. Mais il n’avait plus de temps à lui consacrer. Il était l’heure pour lui d’entrer en scène sous une pluie de griffes, d’ailes et de flammes. Soudain, il se leva et brandit son luth avant de jouer quelques accords dessus. La sonorité propre de son instrument résonna dans la chambre des dragons avec une puissance décuplée par l’écho assourdi de la réverbération. Cette introduction musicale eut pour effet d’attirer toute l’attention sur lui. Il n’était pas sûr que cela fonctionne sur des créatures comme les dragons. Mais le résultat fut assez proche de ce qu’il attendait. En quelques secondes, d’innombrables têtes écailleuses surgirent dans les rais lumineux. Leurs prunelles, d’or ou de rouge, de bleu ou de vert glissèrent dans la direction du promontoire et se posèrent instantanément sur lui. Le barde déglutit à grande peine. Les dragons avaient des regards si durs et bestiaux que ses jambes chancelèrent sous lui.

Et puis une lueur de résolution fusa dans ses yeux. Il se rendit compte que peu importe la folie de son geste et la peur qui l’enserrait, rien ne serait plus en mesure de l’arrêter. Il le faisait pour Erilys. Pour elle, il serait prêt à déplacer des montagnes et à parler aux dragons. Ce qu’il fit en travaillant dans les gammes les plus ésotériques de son jeu. Ce qui se passa ensuite, ni les dragons, ni TeRcaïl, ni Thymar ne surent après coup l’expliquer. Les cordes que pincèrent les doigts du barde parlèrent d’une voix si profonde et si pure qu’ils eurent tous une sensation pleine de vie ; comme si leur chair goûtait à la chaleur duveteuse d’un été princier, où les graminées dorées s’enduisaient sur les feuilles des arbres. Ils eurent l’impression que les rayons du soleil gagnaient en intensité et que la salle n’était plus aussi froide et sombre qu’à l’accoutumée, mais au contraire chatoyante comme un doux foyer. Alors seulement, Nirfäel parla :

-Mes seigneurs de l’Ouest, bienvenue, de me présenter à vous, l’heure est venue ! Moi, Dinval de la Haute-Extraordinaire Compagnie, à votre gloire peu banale, je rends grâce aujourd’hui. Nous ne sommes point gens malplaisants, juste frivoles ; nous n’agissons point en brigands, non uniquement mariolles. Nous ne nous montrons pas impertinents ; envers vous, cela ne saurait être que dangereux. J’évite ainsi le ton insolent, car j’ai d’autres arguments pour vous convaincre mieux. Faites silence, offrez donc grâce et répit à vos ailes. Faites place à la complainte de votre serviteur ménestrel. Car tout ceci commença à Hypath où nul feu ne sévit. Dans une région jadis prospère, aujourd’hui oubliée, une demi-elfe naquit…

Un silence sépulcral se fit, comme s'il avait annoncé une guerre. S'il y avait eu un orage, on aurait pu croire que le tonnerre lui-même se serait tu pour laisser demeurer ce calme. Nirfäel s'installa sur la rambarde du chariot. Derrière lui, Thymar descendait discrètement les futs de liqueur. Il aurait pu tout aussi bien faire un énorme capharnaüm. Les dragons n’avaient d’yeux et d’oreilles que pour l’étrange être qui se tenait devant eux. Cette fois, c'est lui qui fixa ses interlocuteurs. De ses yeux chargés d’humeur mystique.

Puis le barde entonna un air.

Ce ne fut d'abord qu'une mélodie simple, oubliée de tous et tristement désuète, auquel nul n'aurait pu discerner d'étrangeté. Puis l'air se mit peu à peu à vibrer dans la chambre. Le chant du barde n’était plus une simple musique. C’était quelque chose d’autre qui jaillissait de sa gorge, un air que personne ne connaissait et dont personne ne se souviendrait avant la fin. Au contact des mots, une toile lumineuse et délicate, que seul son auteur pouvait voir, se tissa entre les rochers et les perchoirs, épousant les fumerolles dansantes. On eut dit que le chant avait été façonné de manière à suivre le courant des vents, à prendre racine sur les écailles, et à glisser sur les oreilles. Bientôt, tout ce que l’on put entendre, c’était le barde qui chantait. Sa voix, veloutée et grave, prenait aux tripes. Il rugissait sur le promontoire comme si une tempête venait de se lever. Le chariot sur lequel il se tenait frémissait sous le poids des mots, sous la puissance qui se déversait de lui. Les dragons écoutèrent pendant longtemps. Ils reculèrent de surprise à cette nouveauté dans la partition de leur vie, mais se rapprochèrent bien vite. Certains poussèrent de longs bâillements, mais d’autres rugissaient de contentement. Le demi-elfe ne les quittait pas de ses yeux bleus azurés. Il continuait à jouer sans pause aucune. Ses doigts tremblants ne manquaient aucune note, bien que le jeu fourni soit dense et complexe. Au bout d’un moment, ils lui firent mal mais il s’entêta à jouer. Il joua jusqu’à ce que le sang vienne maculer les cordes. Il joua jusqu’à ce que ses bras lui causent des tracas. Il joua jusqu’à ce que le rai de lumière soit aussi lumineux qu’une étoile dans le ciel nocturne. Il résulta de tout ceci une musique douce mais guerrière, bien décidée à éveiller les cœurs nobles.

Attirés par la musique, les dragons s’envolèrent pour atterrir sur le promontoire de pierre. Ils le rejoignirent et s’établirent pour l’écouter de plus près. Le garde abyréen passa rapidement entre eux, servit les tonneaux comme des pichets et les premières victimes dans les rangs se firent. Pas d’échauffourée, pas de rixe ni d’horizon. Ils coopérèrent avec un soin qui touchait au miracle. La réalité est qu’en chantant pour eux, le barde vit leur museau tirée à l’excès par la fatigue et l’immobilité. Des années passées dans ces grottes avaient complètement assujettis leur esprit à la torpeur. Certes, il y avait des dragons encore capables de voler qui crachaient leurs flammes pour les grands évènements ; un ordre de dragonnelle appelé les Sœurs du Feu et désormais bien connu continuait toujours à œuvrer dans le Tyshar et sur l’ensemble de la Baie d’Astal. Mais quant aux autres, l’histoire semblait bien différente.

Ce fut la litanie de Nirfäel qui ainsi suscita leur intérêt. Elle provoqua en eux tant d’images mentales et de pensées tumultueuses qu’en à peine quelques secondes, ils regagnèrent suffisamment d’excitation pour se manifester dans la chambre, à force de flammes et de grondements puissants. La plupart se mit à voler, à s’accrocher sur la paroi de la grande caverne. On aurait pu croire à une renaissance du Gra’R’No en ses inquiétantes enceintes. Mais au bout de quelques minutes, ce fut l’esclandre ; un tapage de tous les diables ; un tohu-bohu tel qu’il fut presque difficile d’entendre l’éclat exalté de la musique. Le barde dut finalement cesser de jouer et se couvrir la tête de ses mains en glapissant comme un poulet qu’on égorge. Les dragons se prêtaient à un ballet de déferlante, leurs ailes râpaient contre les coins des murs, leurs pattes écailleuses heurtaient avec rage les remparts de leur chambre, dispersant milles et un copeaux de pierre sur le sol. Le Chartraz faisait, à n’en pas douter, diablement effet.

-Soleil et Flammes ! Voilà trop longtemps que je ne suis pas sorti dehors ! Quelle heure est-il ? s’écria un dragon aux écailles rouge saumon.

-Sang et Eaux ! Je suis affamée. Et je veux voir les montagnes ! rugit une vieille dragonnelle verte plus loin.

-Que…

-Gronde…

-Le…

-Tonnerre…

-De nos voix !


-Halte ! Vous, là-bas, vous êtes en état d’arrestation ! Descendez de ce chariot !

Le cœur de Nirfäel manqua un battement. Ces dernières paroles ne provenaient pas de la chambre et n’avaient pas été prononcées par une langue draconique. Il se retourna et vit des abyréens revêtus des armures de l’inquisition. Des arbalètes surgirent de sous leurs capes et le mirent en joue. Voyant son inaction, l’un d’eux tira sans autre sommation. Le barde se jeta sous un fut et le carreau fusa dans l’air avant de se planter dans la crête de l’un des dragons. Il y eut un petit instant de silence pendant lequel plus personne ne bougea.

Puis le rugissement d’un brasier, comme le grondement de l’éclair. Tout à coup, les dragons s’éveillèrent et ce fut le chaos. Un rideau de flamme se déversa sur les abyréens, suivi d’ailes noirs et de griffes plus effilés que les lances. Il y eut des hurlements terrifiants, quasi animal. Les dragons devenus complètement abrutis par la liqueur décidèrent que leur beuverie était loin d’être terminé. Ils sortirent des galeries et remontèrent les cavernes jusqu’à la sortie pour quitter à jamais le monde d’En-bas.

-La voie est libre, déclara Nirfäel. De ce que ces dragons feront désormais, nul ne pourra le dire. Qu’importe ! Je m’en lave les mains de cette ville de béotiens patentés ! Désormais, nous devrons dériver jusqu’aux geôles, nous glisser subrepticement à l’intérieur. Soyons rapides, diantre, tout ceci est excitant !

-Qui était-ce ? murmura TeRcaïl.

-Plaît-il ?

-Cette fille dans la chanson, cette Elelna Hëlle. Bon sang, pendant un instant, j’ai cru la reconnaître. Ca me taraude l’esprit alors que ça ne le devrait pas… et pourtant. Vous avez conté son histoire et je ne me souviens pas même d’un couplet. Chaque fois que j’essaie de me souvenir, tout disparaît dans… Griffes et Crocs ! Quelle frustration ! (Des flammes s’échappèrent de sa gueule) J’ai la sensation d’en avoir un souvenir puissant qui rejaillirait dans mon esprit. Mais non rien. Etait-ce une de ces prophètes d’Hypath ?

Le barde se retourna et vit que le dragon rouge était nonchalant, quasiment apathique. Non loin, Thymar le toisait avec une expression morne, comme si la joie du monde venait de disparaître. Il comprit alors que son envoûtement avait été si puissant que même ses compagnons avaient fini par en avoir été victime. Et comme de juste, son chant les avait effleuré, avait touché leur esprit et fait son effet, sans laisser de traces dans leur mémoire :

-Non, ce n’était pas une prophète. (Il eut un sourire mélancolique) Mais elle est importante. En elle réside bien des interrogations et bien des doutes. Nous discuterons de cette chanson une autre fois. Je crois devoir vous rappeler que cette conversation ralentit notre cadence pour aller secourir Erilys.

Ses paroles donnèrent un coup de fouet à Thymar. Sans un mot, le garde abyréen grimpa sur le chariot, suivi du barde. En dépit de sa confusion évidente, le petit dragon rouge, héraut de l’ivresse, s’empara des rennes du chariot et entama la remontée des galeries d’un pas hâtif. Lorsque cette confusion disparut complètement, son énergie trépidante mit en branle tout le chariot.

Ils laissèrent les flammes et les cadavres derrière eux et chargèrent droit vers une cité en plein chambardement.
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MessageSujet: Re: Par diva et par barde [PV la Belle de nuit]   Par diva et par barde [PV la Belle de nuit] - Page 2 Icon_minitimeMer 18 Aoû 2021 - 15:51


1h. Vision intacte. Esprit alerte, elle émet des réponses vives et construites.

 * * *

À l’image des mers et des océans, l’existence de tout un chacun est rythmée par des marées, hautes ou basses, montantes ou descendantes, des périodes de vives-eaux et de mortes-eaux. Si l’on souhaitait filer la métaphore un peu plus longuement, on ajouterait à propos de ces marées qu’elles finissent toujours par nous rendre un peu des choses qu’on y a enfoui ou perdu, ce indépendamment de notre volonté et au bon gré du temps. Cela veut dire que le passé n’est jamais bien loin derrière nous et qu’il lui arrive, par le biais des événements, de percer notre présent bien plus souvent qu’on ne soupçonne.
Pour les elfes des mers, ces choses-là vont de soi.
Dans le cas de Thymar, la marée l’éclaboussait de souvenirs bien douloureux. Son retour à la villa Regina, ses découvertes dans les documents du Culte et l’enlèvement d’Erilys en avait avivé les couleurs et ranimé les lignes. Le pauvre traversait bien des états : une angoisse viscérale, spiralique, qui lui faisait tourner la tête et dispersait ses pensées. Puis une colère et une détermination granitiques, inébranlables s’emparait de lui. Enfin, la tristesse, de celle qui corrompt l’esprit avec tant de gourmandise qu’elle peut laisser un homme jusqu’alors heureux complètement désert.
Thymar se sentait pris de vertiges. Certes, la faim, la fatigue et le coup de massue que lui avait porté le soleil aujourd’hui n’aidaient en rien, mais cela représentait bien peu face à toutes ces émotions qui le malmenaient. Tandis que Nirfäel commençait d’haranguer ça et là, lui demeurait tout simplement assis, immobile et silencieux, insensible aux violents cahots qui secouaient parfois le véhicule quand les roues passaient un peu trop abruptement sur les bosselures dont la route était toute semée. Il pensait au jardin épanoui, si étrangement accueillant, et à l’air ancien de la maison dont sa peau, ansérine, gardait encore le souvenir glacé.

Ils finirent par rejoindre le quartier du Phare où se trouvait, disait-on, la caserne des dragons. Thymar éleva son regard sur l’immense bouche noire qui s’ouvrait en grand devant eux, et dont les excroissances rocheuses formaient comme des dents. D’une caserne, ça n’en avait franchement pas l’air. D’une tanière grossière et sauvage, cela en avait en revanche tous les attributs. Nirfäel posa quelques questions auxquelles TeRcáïl répondit loquacement, mais l’elfe des mers n’écouta que d’une oreille les échanges entre le dragon nain et le barde : il sortait doucement de l’espèce de torpeur où il était plongé depuis qu’ils avaient quitté la villa.
Du haut du chariot, Thymar observa le demi-elfe qui avait déjà mis pied à terre... et se surprit à en être jaloux. Légèrement. Très légèrement. Jaloux quand même.
Pourquoi, il ne se l’expliquait pas vraiment, mais l’énergie et la volonté qu’il investissait pour faire réussir leur plan l’agaçaient presque. En réalité, une partie de sa contrariété venait probablement du fait que, comme ils étaient forcés de s’associer pour une cause commune, il apprenait à le connaître, et il trouvait tout simplement déplaisant de constater l’écart entre le portrait peu reluisant qu’il s’était fait de lui et Nirfäel lui-même. Reconnaître de s’être trompé, de l’avoir jugé trop hâtivement et en l’ayant largement sous-estimé de surcroît, voilà une situation bien humiliante pour un homme qui se trouve si fier de son intelligence !
De plus, il y existe deux choses que Thymar supportait relativement mal : la première, qui explique la seconde, c’était que les événements ne se déroulent pas comme il le prévoyait. L’autre, c’était le travail d’équipe, surtout lorsqu’il était contraint de coopérer avec des êtres en qui il n’avait aucune confiance, comme c’était le cas du barde à présent. Depuis le début de leur alliance, il attendait de lui qu’il commette un faux pas ; faux pas qu’il n’avait pas encore commis. L’elfe des mers restait donc coincé dans son intérieur, bizarrement frustré, en haleine, et doublement angoissé puisqu’il se polluait lui-même l’esprit en s’imaginant le pire à chaque nouvelle étape de leurs péripéties.
En résumé, Thymar avait présumé à tort que Nirfäel n’aurait pas les tripes de se jeter de plein gré dans la gueule du loup, et même s’il n’en demandait pas moins de sa part, il était surpris (et parce qu’il détestait les surprises, il l’était désagréablement) de constater que le défaut qu’il imaginait le plus enflé, le plus bouffi, le plus tumescent chez lui, à sa savoir sa lâcheté, était finalement neutralisé et même dépassé par son courage, lui-même issu d’un sentiment très noble.
Peut-être était-ce un indice, mais cela ne constituait pas pour autant une preuve de sa dévotion pour Erilys, dévotion que bien peu de personnes sur cette Terre se trouvaient en droit d’être inspirées.
Selon Thymar, tout du moins.
Mais de quoi est-ce que je me mêle !” s’emporta-t-il soudain sous l’effet d’un éclair de lucidité. “Je ne suis pas son père, je n’ai pas à éprouver tous les crapauds du jardin. Et puis c’est une femme intelligente. Elle n’a pas besoin d’être gardée comme je le fais.” Il secoua la tête et se donna de petites tapes sur les joues comme pour se remettre les idées en place. “Contrairement à moi ! Qu’Abiumumat me garde, car je suis en train de me comporter comme un idiot !
Il s’accouda à ses genoux et cala sa tête entre ses mains. Ses traits, légèrement tirés vers le haut, gommaient sa grimace inquiète. Il n’osa pas trop croiser le regard du barde alors qu’ils pénétraient enfin dans la bouche inondée d’obscurité de la mal nommée caserne des dragons.

* * *

L’air était chaud. Brûlant. Tant et si bien qu’elle sentait sa peau fondre sur son visage. Elle avait bien essayé de se pendre aux deux petits barreaux rouillés de son soupirail, d’y coller son visage et de prendre une goulée d’air marin, mais l’air frais, trop frais, lui faisait l’effet d’une chenille hérissée d’épines de grivre qui s’enfonçait dans sa gorge et l’étouffait, et il lui fallait aspirer de nouveau l’air bouillant du cachot pour se convaincre qu’elle respirait bel bien, même si sa gorge était sèche, nouée et douloureuse.
Elle restait assise sur la chaise où on l’avait mise, un peu pliée, penchée en avant, haletante, noyée dans les longues étoffes de sa robe souillée. Son front, ses pommettes et son torse luisaient d’une sueur à l’odeur âcre et puissante. Par moments, des bouffées de chaleur et d’angoisse mêlées l’embrasaient, depuis la poitrine jusqu’à la tête, et elle sentait son coeur lui remonter au bord des lèvres avant de redescendre.
Impossible de bouger dans son état. Même tourner les yeux devenait une torture. Le pourtour de son champ de vision était comme dans une boule à neige : si elle osait faire rouler son regard d’un côté ou de l’autre, des constellations de lucioles et de mouches se mettaient à lui pétiller au coin des yeux. Alors elle fixait un bout de pavé, l’oeil hagard, pas tout à fait ouvert, pas tout à fait fermé.
Ses pensées formaient de drôles de paysages, aussi. En arrière plan, comme dans un rêve, elles filaient, sifflantes, aussi intéressantes qu’incohérentes, mais aussi insaisissable pour la raison que pour cette oreille que nous avons tous à l’intérieur de nous et qui nous sert à entendre nos propres pensées. Au premier plan là où cette fameuse oreille pouvait les entendre, elles s’exprimaient au ralenti. Était-ce la fatigue qui lui faisait ainsi perdre l’esprit ?
Le bruit criard de la grille lui fit relever la tête. Une haute silhouette pénétra dans la cellule. Iephyr peut-être ? Voilà longtemps qu’il était parti lui chercher de l’eau.
Comment vous sentez-vous ? M’entendez-vous ?
Nerienyphe.
Je vais bien, répondit Erilys d'une voix éraillée, et je vous entends.
Me voyez-vous clairement ?
La demi-elfe plissa les paupières et haussa lentement le menton vers la silhouette. Elle ne voyait rien que le blanc de ses yeux. Tout le reste n’était qu’ombre sur fond d’éblouissement.
Je vous vois.
Elle insista.
Clairement ?
Non.
La silhouette approuva la tête.
Ce n’est pas mal. Maintenant, donnez-moi votre bras.
Erilys obéit et tendit son bras. Nerienyphe le saisit délicatement, mais il lui sembla que sa prise était de fer. Elle fit courir la pointe de son index le long de son bras, de son poignet jusqu’au creux du coude. Si la demi-elfe avait pu la regarder, elle aurait vu un air satisfait sur son visage.
Est-ce que ça fait mal ?
Non.
Très bien. Nerienyphe se redressa. Elle noua un foulard qui masqua presque entièrement son visage. Levez le menton. Ne bougez plus.
Elle tenait dans sa main un objet un peu plus gros que sa paume qu’Erilys identifia comme un bénitier. Elle le plaça sous son visage et l’ouvrit. Une odeur soufrée s’en échappa.
Respirez. Ça vous soulagera.
Erilys n’avait pas la force de retenir sa respiration, elle qui avait déjà l’impression de manquer d’air dans ce fourneau. Elle laissa les vapeurs nauséabondes du bénitier s’infiltrer dans ses narines et imprégner ses yeux. Ça piquait un peu.
Quand je reviendrai, je vous reposerai ces mêmes questions.
La silhouette s’en alla, non sans avoir fait croître en Erilys les germes de peur qu’elle avait déjà semé.

* * *

Ce qui advint dans ces cavernes, seul le barde devait être en mesure de se souvenir et de le raconter. Thymar avait beau être resté éveillé, il avait comme la sensation d’avoir somnambulé durant tout le concert. De la musique de Nirfäel, il ne gardait qu’un sentiment sans mémoire, indéchiffrable, et bien qu’il ne se rappelait ni l’air, ni les paroles, ni même l’objet exact de la chanson, il se sentait encore tout tremblant des émotions qu’elle avait convoquée en lui. La nuit s’ouvrait au dessus de leurs têtes tandis qu’ils quittaient les entrailles rocheuses de l’empire draconique. Le garde sentit la fraîcheur nocturne s’emparer de son visage. Ce fut à cet instant qu’il remarqua que ses yeux étaient baignés de larmes, et qu’elles avaient ruisselé jusque dans son cou.
À moins que ce ne fût la transpiration, ou un mélange des deux. L’air poisseux des profondeurs de la caserne était aussi chaud que la place de la Lance d’argent en plein midi : autant dire qu’il s’était fait le complice des costumes qui leur tenaient déjà bien trop chaud. Hélas, cet inconfort ne faisait qu’accentuer la mauvaise humeur de l’elfe. Il reprenait ses esprits, se remettait à penser clairement, à réfléchir, et essayait de comprendre ce qui venait de lui arriver. Et comme il y parvenait incomplètement, il s’énerva.
Thymar déboutonna son col et jeta la malheureuse fraise de dentelle devant lui dans un geste confus et plein de colère.
C’était de la magie n’est-ce pas ? Vous… Vous nous avez tous ensorcelés, les dragons et moi y compris. Charogne, vous auriez au moins pu nous prévenir ! C’était à votre portée, ça, non ? Décidément..! Vous, un magicien, un illusionniste... Pourquoi est-ce que ça m’étonne ? C’est bien votre genre... un pareil intrigant ! Et je suppose que c’est encore une chose qu’Erilys ne sait pas à votre sujet ? Par les Abyssaux, si jamais j’apprends qu’un jour vous l’avez ensorcelé comme vous venez de le faire avec moi, je vous tue !
TeRcáïl gloussa :
Ha, il n’a pas complètement tort, ménestrel. Vous auriez au moins pu prendre la peine de nous avertir de votre… plan, si on peut considérer cela comme tel. Envoûter ainsi les gens à leur insu… ce n’est pas là une manœuvre qui inspire confiance.
C’est le moins qu’on puisse dire, oui. Bon sang mais comment voulez-vous que je vous fasse confiance si vous décidez de me manipuler quand ça vous chante, comme ça vous chante ?
C’est bien parce qu’il est barde qu’il fait ce qui lui chante...
L’elfe ne releva pas. Il laissa planer quelques secondes de silence, mais il vit que Nirfäel se contentait de le dévisager d’un air vaguement revêche.
Vous auriez dû nous prévenir, voilà tout, grommela-t-il sur un ton certes peu commode mais qu’il voulait refroidi.
Au fond, il n’avait pas tant que ça l’envie de se disputer, surtout dans son état : c’est-à-dire qu’il était encore pantelant, tout fragile d’émotion, et qu’il aurait été facile pour le barde de le tenir en échec s’ils se livraient – encore – à une joute verbale. La Musique l’avait échauffé et attendri comme la chaleur concentrée des braises d’une forge attendrissent le métal pour le rendre malléable, pour mieux le tordre et le plier à souhait. Aussi, sentant que les mots qui sortiraient de sa bouche vaudraient autant qu’un jet d’huile sur quelque flamme déjà turbulente, Thymar résolut de ne plus prendre part à aucune forme de conversation, du moins pas tant qu’il ne le jugerait nécessaire. Il se détourna du demi-elfe et se tut, préférant s’emmurer dans ses ruminations plutôt que de contempler encore une seule seconde sa face enfarinée.
Ils auraient pu admirer les lumières palpitantes des dernières chandelles derrière les vitraux, écouter la rumeur lointaine de l’océan et les milles silences d’une cité qui venait de quitter ses chaussons pour gagner le lit. Ils auraient pu se laisser hypnotiser par l’horizon sans ligne où se fondaient l’un dans l’autre la mer et le ciel. Ils auraient pu contempler tout cela et bien d’autres ravissants détails s’il n’avait pas régné au dessus d’Abyre un tel chaos de flammes et de rugissements et, conséquence de cela, une cohue de tous les diables en bas, dans les rues. C’est toutefois à la faveur de ce même chaos et de cette même cohue que leur convoi put filer sans trop de crainte vers sa destination : si les gardes n’étaient pas en train de rassembler les foules en panique, ils se regardaient dans le blanc des yeux, ahuris et impuissants. Il est vrai que ce type de désordre était une première à Abyre. Les archers hésitaient ; les moins futés tiraient, les plus sensés s’abstenaient. Eh oui ! Que faire quand, en apparence, une nuée de dragons s’amusait à voler en rond comme des corbeaux autour de leur prochain repas et à faire des brûlantes démonstrations de leur toute-puissance au ras des clochers ? Il est légitime de craindre pour les tuiles de son toit et le torchis de ses murs. Malgré tout, quelle idée stupide d’essayer de s’en prendre à des dizaines de dragons adultes ! Et ivres, qui plus est. Mais ainsi naissent les légendes : on raconta plus tard que cette folie qui prit le peuple draconique ce soir-là était le signe pour les survivants du Lavadôme qu’il était temps de reconquérir leur dignité et de rebâtir leur empire loin des hominidés. Comme quoi, le pouvoir de la liqueur est grand.
Toujours est-il que la saugrenuité du trio fut largement éclipsée par la diversion qu’ils venaient de créer. L’opération était un franc succès : personne ne se préoccupa d’eux. Aussi, personne ne les vit, car tout le monde gardait les yeux inlassablement rivés vers le ciel.

* * *

Une autre heure avait passé. Ramassé sur un minuscule tabouret tripode, Iephyr scrutait l’intérieur de la cellule, songeur, un petit calepin posé sur ses genoux. Il y avait un moment qu’il était revenu du puits où il avait prélevé un peu d’eau pour donner à boire à cette pauvre femme. Mais alors qu’il était absent, Nerienyphe était passée pour faire son petit examen, et elle avait laissé dans son cahier tout ce qu’il aurait dû noter au cours de ce bref entretien :

2h : Affaiblissement général habituel avec sueurs, tremblements, souffle court. Ouïe intacte. Vision entamée. Toucher intact. Réponses modiques dû à l’épuisement causé par des sources extérieures, mais sensées.
Les vapeurs d’un visiteur ont été inhalé. L’expérience se poursuit.

L’écho des pas approchants de sa soeur le fit lever de son siège.
Un visiteur ! Ce n’est pas conforme au protocole !
C’est moi qui ait fait ce protocole. Elle réagit très bien au collyre, pas besoin d’attendre la sixième heure.
Tu aurais au moins dû attendre la troisième heure pour ça. Je ne suis pas certain qu’elle réagisse si bien que ça. Regarde.
La demi-elfe s’était recroquevillée à l’entrée du cachot, les doigts crispées autour de son crâne, l’air terrorisé. Elle paraissait fixer quelque chose dans le coin, tout au fond.
Voyez-vous vous ça...

* * *

Au bout d’un moment, le ballotement du chariot et le tressaut des roues cessèrent. Réveillé par ce silence soudain, Thymar se pencha vers TeRcáïl :
Pourquoi est-ce que tu t’arrêtes ?
Deux choses, aimable rêveur : la première, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, c’est que nous sommes arrivés, ou presque. La seconde est que je suis fatigué. À vous deux, vous pesez un âne mort. Bien, j’imagine que cet étonnant manque de concentration de votre part n’est dû qu’au fait que vous étiez trop absorbé par la mise en place du plan suivant pour avoir remarqué le fort...
L’elfe leva les yeux sur la menaçante silhouette du palais d’Inquisition perché sur la falaise. La cime de ses tour était couronnée par des essaims de mouettes ; de loin, aurait dit des mouches.
Un plan, en dix minutes ? Mon pauvre TeRcáïl, tu me demandes la Lune. Je ne me suis rendu à l’Inquisition que deux fois dans ma vie, et je n’ai jamais dépassé la cour intérieure. Cet endroit me répugne. Tout ce que je sais de son organisation, je l’ai entendu dire. Mon plan ne sera pas bien différent vôtre : une fois à l’intérieur, il faudra improviser. Mais pour l’heure, ce qui nous manque, c’est un moyen d’entrer… (Il joignit ses mains devant ses lèvres, l’air concentré.) TeRcáïl, te sens-tu d’attaque pour une petite mission d’éclairage ? Tu ne feras pas tâche dans le ciel parmi les autres dragons. Envole-toi et dis moi ce que tu vois.
Je veux bien vous aider encore, si vous me débarrassez de ce maudit harnais.
A deux, ils libérèrent le dragon de son harnachement. TeRcáïl étendit ses sii, puis ses saa, dos creux, dos rond, il  s’étira comme un chat, déploya ses ailes rejoignit les siens dans les airs.
La chaleur invoquée par le souffle des dragons avait créé de formidables courants ascendants sur le dos desquels le petit héraut de l’ivresse se laissait porter. Ainsi, il gagnait en hauteur sans éprouver le moindre effort. Les deux elfes le virent dessiner de larges arcs de cercles non loin du palais, tout en faisant mine de ne pas s’y intéresser. Il avait raison de garder ses distances. Cela prit plusieurs minutes, car la prudence de TeRcáïl l’invita à se fondre dans la masse pour semer d’éventuels regards suspects, si bien que même Thymar et Nirfäel le perdirent de vue. Il finit par revenir par un tout autre endroit que celui d’où il était parti.
La cour est devenue une vraie fourmilière : il y a des petits soldats partout qui se mettent en branle pour descendre en ville. Je vous conseille de profiter de ce moment d’effervescence pour investir le chateau.
Très bien. Merci TeRcáïl, tu as bien oeuvré.
Et vous, vous est-il revenu un souvenir dont vous auriez tiré quelque information utile sur ce lieu ?
Il avait bien passé en revue les histoires qu’on lui avait raconté et les images qu’il avait gardé de l’intérieur du palais, mais tout cela s’avérait confus dans sont esprit et il n’osait s’y fier.
Les cellules donnent sur la mer et le croque-mort passe tous les dimanches. Après minuit. C’est tout ce que je sais. A cette pensée, ses yeux s’écarquillèrent. Quel jour sommes-nous ?
Ma foi ! Bientôt dimanche.
Alors nous avons notre clé de sortie !
Votre idée m’intéresse. Continuez.
Ce n’est qu’une ébauche... Quelqu’un peut se charger de jouer les croque-morts tandis que l’autre s’occupe de libérer Erilys. Ces deux-là n’auront plus qu’à se rendre dans la cour et se glisser dans un sac mortuaire en attendant l’arrivée du chariot.
Reste à savoir lequel de vous deux sera le croque-mort, et lequel ira tirer Erilys de de son bourbier.
Comme les deux hommes commençaient à se dévisager et à ouvrir la bouche pour parlementer, le dragon trancha :
– C’est tout décidé. Messire fera le croque-mort, car personne ne pose de question à quelqu’un d’aussi impressionnant que vous, surtout quand il a de grosses cernes comme vous avez là. Laissons plutôt à l’espion amateur qu’est notre petit barde le soin de chercher sa dulcinée. Il le lui doit bien, après tout.
On le lui doit tous ! s’emporta le garde. Mais Nirfäel peut-être plus que tout autre, il est vrai… Soit, je m’occupe de remplacer le croque-mort.
Je vous accompagne. Il va de soi que je ne peux pas me joindre à vous dans cette partie du voyage, ménestrel. À mon grand regret.
J’espère que vous êtes prêt à assumer votre rôle, barde. Ce genre de mission… c’est dans vos cordes, je crois.
Tout cela est bien beau, mais ça ne nous dit pas comment ni par où est-ce qu’il va entrer… Attendez… Ai-je bien entendu Thymar ? Vous vous mettez aux calembours ?
Hein..? Enfin, peu importe… Mais vous soulevez un point...
D’un mouvement vif de reptile, TeRcáïl releva sa tête.
Chut ! Taisez-vous… J’entends quelque chose.
Les deux elfes obéirent et tous tendirent l’oreille. Il s’écoula plusieurs secondes sans qu’aucun événement ne se produise.
Qu’est-ce ? murmura Thymar au bout d’un moment. Je n’entends rien.
C’est… Oh, bonne mère ! C’est un homme qui a un transit terrible.
Comment ?
C’était une flatulence. Rien d’alarmant. Enfin, pour nous. Pour lui, je ne sais pas...
Que dis-tu ?
Je vous dis que c’est un pet. Débouchez-vous les oreilles.
Et d’où est-ce que tu as dit que cela provenait ?
Je ne l’ai pas dit. Il y a une fenêtre, tout là-haut. Elle est ouverte. Voyez-vous même.
Thymar leva tête sur le mur et considéra avec un grand intérêt l’ouverture dans la pierre. Elle était un peu trop étroite pour qu’un homme adulte puisse passer, mais avec un bon outil, comme par exemple un marteau d’un certain acabit, le problème n’en restait pas un bien longtemps.
Connaissez-vous la légende de la prise de Fort Vaillant ? demanda soudain Thymar à l’adresse de Nirfäel.
Ce dernier parut feuilleter l’imposant catalogue de batailles épiques dont il avait connaissance. Ce ne fut qu’une question de secondes avant que son visage ne laisse entendre sa réponse : oui, il connaissait.
Bien, alors vous savez ce qu’il vous reste à faire.
Ce disant, il n’avait pas quitté des yeux la fenêtre entr’ouverte des latrines.

* * *

3h. Imprévu : les effets du collyre se sont manifestés tardivement. Il faut retirer le visiteur. La patiente a des hallucinations. Cela risque d’entraîner des complications.
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Barde Seigneurial
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MessageSujet: Re: Par diva et par barde [PV la Belle de nuit]   Par diva et par barde [PV la Belle de nuit] - Page 2 Icon_minitimeJeu 4 Nov 2021 - 17:19



Nirfäel s’était fait avoir. Et à plus d’un titre.
Bien sûr, il aurait dû accepter cette évidence depuis longtemps. Il fallait dire que les tours mouchetées de cotons de cendres que dévoilaient le palais de l’inquisition annonçaient la couleur. La descente lugubre dans les vestiges du royaume draconique aurait également dû lui mettre la puce à l’oreille. C’était le genre d’évènements qui pouvait vous résigner un humble demi-elfe à la fin sordide qui l’attendait. Pourtant, le barde avait insisté pour s’enfoncer encore plus bas dans les méandres de cette mésaventure. Il y avait des âmes que le danger effrayait. Certains le fuyaient, d’autres ne s’y jetaient qu’à reculons, contraints par l’honneur ou les circonstances. Nirfäel, cet heureux poltron, s’il était constamment transpercé par l’œil vitreux de la peur, humait aussi son ivresse débordante. Le danger possédait un parfum de liberté : il retirait à l’envie toutes les chaînes auxquelles on se soumettait comme la sécurité d’un foyer, l’admiration des petites gens ou la vision d’une bourse bien remplie. Mais plus encore, il mettait en exergue l’amour que le demi-elfe portait à sa dulcinée ainsi que la détermination avec laquelle il accomplissait sa quête, accrue par l’incertitude qui l’entourait. Comme un héros d’antan.

Il ne le comprit certes pas aussi clairement ce soir-là, en dessous des latrines du palais ; alors que Thymar et TeRcaïl jugeaient bon que dans leur plan réside le couvert rutilant de sa plus belle humiliation ; mais il le ressentit bien plus tard et c’était là l’essentiel.

Pour l’heure, le barde avait le moral dans les chausses. Rien que de très normal à première vue, car s’il savait que libérer Erilys ne serait pas une mince affaire, accomplir cette tâche seul en s’infiltrant dans la place-forte des inquisiteurs n’avait pas rasséréné ses craintes. A défaut de suivre la cadence vive d’un Abyréen rompu à la foulée militaire, il serait le seul à pénétrer dans les murs sombres et froids de ce château de malheur. Le pire était qu’il n’avait pas de meilleure alternative à proposer. Se faire passer pour un fossoyeur, c’était trop pour lui. Regarder un mort lui ferait régurgiter la totalité de son estomac, alors un cadavre torturé à mort, hors de question ! Il avait encore sa dignité pour lui.
Il endosserait donc la responsabilité d’un véritable maître espion, capable de la plus sobre des discrétions, de s’évaporer subrepticement à travers les ombres et de se défaire habilement de contingents entiers. À ceci près qu’à part une pitoyable tentative de vol avortée avec une dénommée Ydilianda, il y avait de cela plusieurs années, Nirfäel n’avait jamais commis de véritables crimes de sa vie.

Une odeur infecte le tira soudain de ses réflexions, l’affligeant d’une vilaine grimace :

– C’est… Oh, bonne mère ! C’est un homme qui a un transit terrible.

– Comment ?

Le barde toussa en fermant les yeux de dégoût.

– C’était une flatulence. Rien d’alarmant. Enfin, pour nous. Pour lui, je ne sais pas...

– Que dis-tu ?

Il haletait avec le bruit d’un porc en train d’étouffer.

– Je vous dis que c’est un pet. Débouchez-vous les oreilles.

– Et d’où est-ce que tu as dit que cela provenait ?

Un bruit de régurgitation, fleuri il allait de soi, traversa ses cordes vocales.

– Je ne l’ai pas dit. Il y a une fenêtre, tout là-haut. Elle est ouverte. Voyez-vous même.

Le visage livide, le barde baissa la tête et vomit le peu de nourriture qu’il avait pu avaler dans la journée. Il inspira une bouffée d’air en secouant la tête pour reprendre tant bien que mal ses esprits. Il se releva avec la nonchalance résignée d’un martyr. Thymar lui jeta un regard sévère et lui demanda :

– Connaissez-vous la légende de la prise de Fort Vaillant ?

En dépit des douloureux renvois qui l’accablaient, Nirfäel haussa un sourcil et fit de sa grimace un curieux mélange de réflexion et de nausée. Puis, sans oser prononcer une seule parole, il acquiesça lentement.

– Bien, alors vous savez ce qu’il vous reste à faire.

Nirfäel renifla bruyamment et se passa une main humide de sueur sur le visage. Il leva enfin les yeux vers la fenêtre d’où provenait la répugnante fragrance. Alors il comprit ce qu’on attendait de lui :

– Vous n’êtes… pas sérieux ?

– Je crois qu’il ne nous reste que très peu d’autres options.

– Je… c’est que…

Il lorgna à nouveau la fenêtre à croisillon dont les volets s’agitaient dans le vent. Le désespoir l’enserra en un étau effroyable. L’épouvante de la tâche qui lui incombait était un fardeau plus lourd qu’un bloc de métal. Dire qu’il avait cru vaincre sa peur chez les dragons. Sottises ! Là-bas, tout avait été différent. Là-bas, l’instant avait été irréel, la rencontre avec ces êtres millénaires et invincibles avait embrouillé tout sentiment naturel de terreur. Dans l’expression de cette chimère, le barde s’était contenté de jouer de la musique, faire ce qu’il savait faire le mieux. Jouer et enchérir. Surenchérir. Grandir. Chanter. C’était facile et mieux encore, c’était un domaine dans lequel il excellait. Mais ici, sur ce sentier sombre où le flambeau sinistre des torches menaçait les visiteurs de sa lueur creuse, Nirfäel devait accomplir l’impossible. Fini de jouer les artistes. Fini de chanter. Là-bas, le barde devrait jouer de subterfuges et de ruses :

– Je n’y arriverai pas, dit-il après un temps de silence.

Il était parfois plus amer d’avouer son impuissance que d’échouer dans une entreprise. Hélas, il devait admettre que cette fois il était perdu. Escalader ces murs, entrer dans la demeure des plus cruels elfes de cette cité, les duper, se battre peut-être, mourir… ou pire, être capturé et torturé jusqu’à la fin des temps. Il avait entendu dire que l’inquisition avait mis en place un nouveau stratagème pour faire parler ses prisonniers : on plongeait le haut de la tête dans un seau rempli de poix chauffée à vif. Les chairs carbonisaient en quelques secondes et la poix brûlante s’attaquait ensuite au crâne. Pendant un temps étonnamment long, la victime sentait son crâne fondre avant que l’os bouilli ne coule dans les interstices de la cervelle. Là encore, la victime n’était pas encore tout à fait morte, mais n’avait plus les idées claires. Elle délirait, et avec l’aide de quelques drogues, elle pouvait révéler ses plus noirs secrets à son pire ennemi. Ce n’était qu’après un temps encore infiniment long, au summum de la douleur et avec l’idée de son cerveau à demi nécrosé que la victime moribonde rendait son dernier souffle. Le barde secoua la tête :

– Non, ce n’est pas possible. Je ne pourrai pas. C’est…

Il ne vit même pas le plat de la main venir. Il sentit seulement que sa joue le brûla et que la force de la gifle lui fit voir une ou deux étoiles avant qu’il ne s’effondre comme une poupée de chiffon. Nirfäel cligna des yeux, abasourdi. Derrière lui, TeRcaïl révélait l’énigme de sa propre surprise, bien que son expression draconique était plus difficilement déchiffrable. Le barde leva alors les yeux vers Thymar :

– Vous… Vous m’avez frappé !

– Et je devrais aussi vous rosser ! gronda le guerrier avec une colère froide. Pour l’usage ! Vieux pitre dégarnie ! Pour causer dans les grandes largeurs et faire son spectacle devant un monde, vous ne vous faites pas prier ! Mais quand ça commence à chauffer, alors qu’on atteint ce pour quoi on a tout donné, vous vous ramollissez comme une larve ! Lâche ! Fichu lâche !

Thymar ne lui offrit pas une main pour le relever. Il le prit de ses deux énormes pattes d’ours et le souleva par les épaules comme s’il s’agissait d’un fétu de paille avant de le reposer droit comme un piquet :

– Vous êtes Nirfäel, bon sang ! Vous avez vu Laevord, l’invasion des Nepprandirs ! Vous avez réveillé un golem de plusieurs centaines de pieds de haut pour sauver le Tyshar. Par les abyssaux, vous avez cogné à la porte des dragons pour leur jouer une sérénade au clair de lune ! Et ça, c’est le dernier carton, l’ami. C’est le dessert après le banquet ! Vous vouliez jouer au héros, non ? Félicitations, vous en êtes un maintenant ! Alors faites ce qu’on vous a dit de faire. Dans ce palais, bouclez-la. Et faites-vous petit pour une fois.

Le demi-elfe peina à déglutir. Il hocha la tête, et ce fut dans une grâce inquiète qu’il laissa filer une partie de ses peurs. Il le lui devait. Il le devait à Thymar, abyréen de son état, ami fidèle et confident d’une demi-elfe pour qui il aurait eu le courage, malgré vents et tempêtes, d’accomplir bien des actes. Il devina, sans vraiment en avoir douté, qu’il aurait donné sa vie pour Erilys et que le sacrifice de lui laisser cette place d’honneur lui était peut-être plus grand encore que de mourir seul face à une multitude d’inquisiteurs. Thymar le relâcha et Nirfäel se dirigea vers le mur. Derrière eux, le dragon rouge émit un pruum empli de souci envers lui, ce qui d’instinct réchauffa son cœur :

– Allez avec hâte, maître barde, fit doucement TeRcaïl. Allez avec votre courage ! Bonne chance. Revenez-nous entier et en vie.

* * *

L’escalade du mur ne fut pas de tout repos. D’une profondeur insondable, l’obscurité l’entourait comme un linceul charbonneux. Le barde regarda en contrebas. Thymar et TeRcaïl n’étaient plus là. Ils étaient partis depuis longtemps, le laissant seul dans son escalade.
Il n’y eut pas d’armure en acier trempé, ni de livrée moulante et ténébreuse. Cette guerre-là, Nirfäel partit la faire sans doigt de fée, ni dagues, sous le couvert d’une nuit parsemée de rubans embrasés. Ce n’était certes pas le cabaret des mille étés qu’il avait engagé mais bien les effectifs du vieux royaume des dragons : de quoi s’assurer quelque diversion afin d’avoir une forteresse inquisitrice en sous-effectif. Le barde n’avait pour tout armement que le vêtement simple qu’il avait mis sous ses anciens atours de noble, une flûte en bois d’acajou poli et un petit marteau d’or ; une arme dont il avait étudié les sonorités et la musicalité guerrière. Il en avait enchanté l’essence avec sa voix et sa Musique, et avait quelques idées à orchestrer avec lui. Ce serait malheureusement bien peu de choses en comparaison des redoutables forces qui gardaient ce repère démoniaque. Et cela n’enlevait rien à ses inquiétudes.

Même l’ascension requérait une force physique qui ne lui rappelait pas que de bonnes choses de ses jeunes années. Il y avait longtemps que Nirfäel n’avait pas exercé son bras à de tels efforts. Très vite, ses forces déclinèrent. Les premières minutes furent un véritable calvaire. Ses muscles le brûlaient. Ses veines filaient un magma bouillonnant de douleur. Arrivé à mi-chemin, le demi-elfe crut qu’il allait lâcher prise, quand tout à coup, une fenêtre à croisillon sur sa gauche s’ouvrit. Nirfäel se pétrifia, les yeux écarquillés et le souffle court. Le masque cuirassé d’un inquisiteur surgit à travers. Il se tourna vers lui avec des yeux vides. Le barde comprit que sa fin était venue :

– Que fais-tu en train de grimper les latrines ? s’écria une voix caverneuse sortant du masque.

Et puis, alors qu’il songeait qu’un carreau allait bientôt lui percer la hanche, l’inquisiteur gloussa et le montra du doigt :

– Attend, attend. Tu fais le mur ? insista-t-il. Tu es de la garnison Est ?

Le demi-elfe resta immobile et silencieux, la bouche grande ouverte. Un léger bruit de froissement le fit sortir de ses noires pensées, et il comprit que dans la pénombre, le garde ne pouvait voir que ses oreilles pointues et en somme, ne pouvait pas remarquer que Nirfäel n’était pas abyréen. Prenant un peu de coffre pour se donner un air militaire, il jeta un regard furieux à l’inquisiteur :

– Non, je plante du blé ! siffla-t-il. D’après toi, qu’est-ce que je fais ?

L’inquisiteur haussa les épaules. Même le masque et l’absence d’expression n’ôtaient l’air de profond amusement qui l’avait saisi :

– C’est un peu dangereux par ce côté-ci. D’ordinaire, il vaut mieux filer par la poterne Sud.

– On m’a demandé de passer par là. C’est pour un rendez-vous galant.

– Oh, je vois. Bien, bonne nuit !

– A toi aussi.

L’inquisiteur baissa la tête et se retira de la fenêtre. Soudain, une autre voix sur une fenêtre sombre au-dessus jaillit :

– Qu’est-ce qui se passe ?

La tête masquée retourna à la fenêtre et se pencha pour voir un autre inquisiteur qui regardait vers le haut.

– Moins fort ! Il a un rendez-vous galant… ou quelque chose de ce genre, annonça la voix caverneuse.

– Folie ! La poterne Sud est plus sûre. S’il tombe, il va se briser le cou.

– S’il fait partie de la garnison Nord, il y a pas de danger, déclara une troisième voix d’une fenêtre sur la gauche. Ils ont plus de cals sur les doigts qu’un fichu ménestrel.

– Est-ce que quelqu’un peut m’expliquer pourquoi il y a un homme en train d’escalader le mur des latrines ? s’écria un autre garde plus haut.

– Il a un rendez-vous galant ! hurla le premier inquisiteur.

– Mais pourquoi ne passe-il pas…

– On lui a déjà posé la question. C’est un défi !

– Oh. Eh bien dans ce cas, bonne chance !

– Oui bonne chance ! Gaffe à pas te faire prendre par le commandant de section. Et surtout pas par le Croc d’Ébène ! Bon sang, ce que ça geindrait si ce maudit serpent te trouvait…

Tels des taupes retournant dans leur nid, les gardes disparurent derrière les fenêtres. Nirfäel s’accrochait fermement au mur, en pleine discussion intérieure avec les Abyssaux, les Esprits ou les quelconques forces surnaturelles qui l’avaient empêché de se faire prendre. Il attendit d’être sûr qu’il n’y ait plus un seul garde attentif pour poursuivre sa montée dans l’obscurité. Il arriva devant la fenêtre entrouverte que Thymar avait pointée du doigt. Les volets intérieurs étaient à demi clos par un loquet en fer noir. Pour tout crochet, le barde se saisit alors du fardeau massif de Sundràr, le marteau Brise-Tempête. De son bras encore tremblant d’effort, le barde leva l’arme au-dessus de sa tête puis l’abattit sur le loquet avec un bruit clinquant. La fermeture se brisa d’un coup et les fenêtres claquèrent dans le vent. Nirfäel serra les dents. Le son carillonnant avait peut-être alerté quelques indésirables ! Il devait faire vite. Il pénétra dans l’ouverture et arriva dans une petite pièce à latrines. Les émanations qui lui parvinrent étaient plus qu’intolérables. Le barde plissa les yeux en mettant sa manche sous son nez. Il gagna la porte, l’entrouvrit en vérifiant qu’il n’y avait pas d’inquisiteurs dans le coin, puis se jeta au travers d’un corridor.

Il régnait une obscurité de cave dans le palais de l’inquisition. Il était tard et avec l’absence de bon nombre de gardes, le fort tentaculaire dormait d’un sommet profond, inhabituel. Certes, l’esclandre des dragons avait ralenti le trafic nocturne et les rondes à l’intérieur ; mais la torpeur qui s’était emparée de ce lieu était pesante, chargée de menace. Le palais était sur le pied de guerre. En se faufilant près d’un balcon ouvert, le barde vit des portes barrées, des façades hautaines où se répercutaient des échos graves. Des troupes d’inquisiteurs au visage masqué martelaient le pavé humide de la cour du tremblement de leur passage. Cette quiétude cadenassée respirait la veillée d’armes.

Nirfäel peinait à respirer. À dire vrai, il avait la désagréable sensation que des inquisiteurs attendaient en embuscade derrière toutes les portes fermées, et que le moindre bruit provoqué les préviendrait aisément de sa présence. Ses craintes ne s’envolèrent pas en jonglant d’un corridor à l’autre. Il arriva alors dans une salle sombre qui semblait appartenir aux archives. L’endroit donnait l’impression d’être hanté par l’écoulement diffus de vieux rêves. Il lui parut quelque peu sinistre et sombre. Il y régnait un silence mortel : seule une petite brise chuchotait un avertissement sans paroles. Tremblant de peur, le barde franchit un rayonnage menant dans un bureau plus loin. Un instant, le silence l’enveloppa. De larges peintures illustrant des îles surmontaient des tables rondes en bois de chêne, des pupitres sans plume ni encre, et des secrétaires verrouillés qui n’avaient pas servi depuis longtemps. L’air lui-même s’était immobilisé, comme surpris de voir pénétrer un individu dans sa demeure. Nirfäel ignora le sentiment étrange qui l’animait et poursuivit sa route infernale.

Dès qu’il quitta les archives, il découvrit en contrebas un patio reliant l’ensemble des tours et bâtiment du palais. Tout à coup, l’horreur le prit et il manqua de crier. Une tour massive, sombre et teratoïde avait accroché son regard de sa chélicère d’épouvante. La raison en était un abominable spectacle. Des cages soutenues au-dessus du vide par de longues hampes de métal se dressaient telles les branches d’un chêne mortuaire. Les os de vieux prisonniers s’y trouvaient encore, d’autres accueillaient des corps décharnés, la chair à vif et striée de plaies. Du sang suintait sur le métal rouillé, gouttait sur le pavé. Nirfäel avisa chacune de ces cages malgré le dégoût que leur vision lui inspirait. Il fut soulagé de ne pas trouver la silhouette fine d’une demi-elfe.
Mais il était évident qu’il avait trouvé le but de sa quête : La tour était celle des geôles. Il resta là un moment à la contempler et repéra une porte cochère qui crevait le bas de la tour.

Alors que le barde décidait de faire son petit chemin sur le balcon, une rumeur étouffée commença à bourdonner au-dessus des toits, du côté de la cité d’Abyre, loin de la falaise. Il comprit que les dragons étaient en train de se rapprocher dangereusement du palais.
L’éclat orangé des lueurs lointaines lui donna une idée, à la fois judicieuse et folle. Il s’empara d’une lanterne qui pendait sur le mur massif de cour et retourna dans les archives. Le murmure d’une voix retentit derrière une porte massive. Des bruits de pas se firent entendre, laissant le barde immobile et pantelant. Il attendit là, le poing fermement serré sur la coiffe de la lanterne, s’assurant de ne bouger que lorsque le silence se refit entièrement.
Il était passé à un cheveu de la catastrophe.

Revenant à ses moutons, il se fendit d’une bonne suée en revenant dans la pièce sombre des rayonnages. Face aux piles de livres, il éprouva une brève hésitation, le temps de quelques battements de cœurs. Non pas qu’une soudaine pensée pour ce pan de littérature lui ait mis la larme à l’œil. En vérité, il se sentait au pied du mur, dans tous les sens possibles. Il ne lui restait plus qu’un geste à accomplir et il serait impossible de retourner en arrière. Il allait provoquer un chaos incontrôlable. Un seul faux pas aurait des conséquences terribles…

Il balança d’un geste vif la lanterne contre le bois de la bibliothèque. Le liquide gras se répandit sur les livres, crachota et fumigea avant de devenir une véritable braise. Et puis des serpentins de flammes remontèrent doucement sur les rayonnages. Le cœur de Nirfäel battit la chamade, son souffle s’emballa. La chaleur était déjà si forte que son visage perlait de sueur. Les dés étaient jetés.

Il sortit des archives en laissant les portes ouvertes. Une fumée grasse s’en échappa lentement. Il y eut des cris. Des ombres rampèrent avec un bruit de braillement militaire. Le barde prit soin de passer au large des troupes d’inquisiteurs, puis descendit un escalier menant dans la cour. Il était en train de rejoindre la porte principale des geôles lorsque l’écho tintant d’une armure frappa son oreille :

– Là ! Un intrus !

Nirfäel s’élança vers la cour, sans regarder derrière lui. En conservant son pied léger et agile, il se mit à crier au feu. Comme pour le confirmer, des flammes surgirent aux fenêtres des archives ; elles descendirent et épousèrent la paille d’un chariot près de l’écurie. Un second foyer commença à prendre. Tandis que le barde abandonnait le chemin pavé, il vit des chevaux dans les stalles hennir de terreur et battre du sabot. Des gardes armés foncèrent droit sur le brasier pour en calmer l’effervescent éveil. D’autres personnes débouchèrent des casernes et cavalaient en tous sens dans le plus grand désordre. Le gabarit chétif de deux serfs passa en coup de vent près de lui, braillant d’attraper des récipients. Ce n’était pas ce qui avait été prévu dans le plan de base. Mais Nirfäel espérait que cette diversion lui permettrait de se faire oublier suffisamment longtemps pour atteindre les geôles.

Hélas, cette douce vision se révéla pur fantasme. Une dizaine d’alguazils aux hallebardes d’acier sombre se pencha sur son cas. Le temps qu’il réalise que ses vêtements tranchaient avec le décor, il se retrouva cerné. Le demi-elfe caressa le manche du marteau d’or avec frustration. Il songea que même avec l’enchantement de sa musique, il serait incapable de défaire autant de guerriers expérimentés. Leur sergent, un inquisiteur avec un masque cauchemardesque, traversa les rangs et le pointa du doigt, ordonnant son arrêt. Deux hommes s’avancèrent pour lui mettre les fers.

Soudain, le sol trembla. Sur les remparts Est, une bordée de flamme se déversa sur les meurtrières, noya une ribambelle de gardes dans leur armure ébouillantée. Puis un mur vola en éclat, de la poussière s’éleva en un nuage gigantesque et de grosses briques de pierre scellèrent le destin de quelques serviteurs en contrebas. Le barde comprit avec un mélange de surprise et d’effroi que le feu ne provenait pas des archives. Dans le ciel, trois dragons jouaient au jeu du chat et de la souris avec l’élite martiale d’Abyre. Nirfäel ne sut même plus dire qui criait à cause des dragons, des flammes, du cratère dans le rempart ou si on braillait encore pour jeter des seaux d’eau dans les archives.

Des lampes produisirent l’éclat d’une lueur insidieuse aux fenêtres des geôles et tours voisines. Nirfäel recula d’une quinzaine de pas, à la fois pour sortir de la lumière la plus crue et s’esquiver au regard des alguazils. Un judas grillagé s’ouvrit dans la porte cochère, et malgré le braiement assourdissant au dehors, Il crut percevoir quelques cris à l’intérieur. Le battant s’ouvrit. C’était le moment ou jamais. Le barde se jeta en avant en se remettant à crier au feu pour se fondre dans la confusion. Il bondit au travers des gaillards qui se ruaient dans le patio en flammes. Une exultation sauvage déferla en lui. Indubitablement, la foudroyante intervention des dragons lui avait autant sauvé la vie qu’elle ne l’avait précipité dans un gouffre à péril. Il ignorait en outre si le branle-bas de combat avait vidé les geôles de tous les gardes, ou même si Thymar saurait trouver un moyen d’entrer dans le fort à la lumière de cet épisode inattendu. Autant de raisons qui auraient dû le chiffonner sérieusement. Seulement voilà, il se trouvait dans la tour, l’assaut draconique avait coupé court à l’intérêt que l’on pourrait porter à un pauvre homme en chemise de vieux nobliau, et mieux encore, il était en vie. Nirfäel était parfaitement conscient que la seule combinaison de tous ces faits tenait du miracle.

Il se rua vers le corps de la tour, l’esprit galvanisé, quasiment sûr que le plus dur était fait.
Il déchanta très vite.

Il grimpait quatre à quatre les escaliers qui menaient vers les étages à cachots quand deux inquisiteurs surgirent à l’autre bout d’un corridor relié à la tour. Ils empoignaient des épées d’infanterie, courtes et mortelles dans les combats rapprochés. Les deux affreux l’indiquèrent avant de lui donner la chasse.
Impossible de tourner les talons cette fois.

Impossible de ne pas se défendre.

Le ménestrel se fendit sur le côté, révélant la lueur dorée du marteau. Il toucha le manche de ses doigts poisseux, figea son mouvement. Dans la lueur pâle des flambeaux, il puisa dans la Magie. L’énergie qui l’enlaça fut d’une telle puissance qu’il la laissa se déverser en une rivière invisible, tel un vent de tempête. La flamme des torches frissonna, vacilla. Certaines s’éteignirent dans un sanglot. Sous ses doigts, le marteau se transfigura, s’illumina d’un froid ardent qui le fit gigoter de l’intérieur. Sa forme changea. Sa surface miroita d’une vapeur argentée qui ruisselait par petites vaguelettes et tombait sur le pavé en des larmes de glace acide.
Soudain, le barde siffla un nom :

– Sundràr !

Ce qui se produisit fut sans conteste la chose la plus prodigieuse que les inquisiteurs aient pu voir de leur vivant. Et aussi la dernière. Le marteau se transforma subitement en un faucon d’or qui s’échappa à une vitesse phénoménale de la ceinture. Il huit une complainte funèbre dans l’abîme des geôles. Un vrombissement s’échappa de ses ailes de métal, et ses yeux rougeoyants étaient zébrés d’éclairs. À nouveau, le barde siffla sèchement. Le faucon fondit tel un dieu vengeur sur l’inquisiteur le plus proche et lui ouvrit la gorge de ses serres, cinglant son voisin d’une giclée sanguinolente. Ce dernier fut pris de panique :

– Iarenlei !

Mais son compagnon était mort. Il recula pour s’enfuir, trop tard. Un nouveau sifflement. Le faucon fila comme un carreau d’arbalète et l’inquisiteur reçut sa ration de fer aux yeux. Il s’effondra dans un bruit sourd.

Nirfäel leva sa main droite et le faucon oscilla avant de se replier en un battement d’aile. Il se posa sur son épaule et ses serres se plantèrent sans ménagement dans sa chair. Le barde accusa le coup. Lui qui auparavant se serait évanoui à la vue d’une simple blessure voyait désormais son sang s’écouler de son bras avec pas plus d’émotion qu’un enfant traumatisé. Il se remit en marche.

Les dragons devinrent de plus en plus hargneux. La nuit ne fut plus que rugissements. Les sanglots sinistres de prisonniers ricochaient sous la tour, dans les salles de torture. Dans l'obscurité trouée de feux s'agitait une foule d'ombres gélatineuses. Les flammes accrochaient çà et là le fer d'une armure, la chaînette lustrée d'un ceinturon, des silhouettes chargées d’agitation ; ces reflets saignaient en taches vineuses avant de se diluer dans l’ombre. Tout le monde buvait, le sol éclaboussé, l'obscur chargé de vapeurs, les abyréens accrochés à leurs armes ; tout le monde tanguait, tout se mélangeait. Dans ce festin éprouvé, à la fragrance de sang, de sueur et de déjection, pas à pas, le barde escaladait les marches d’un chemin sombre, ragaillardi par un affolement de malandrin pris dans les mailles du filet justicier, toujours plus loin dans le désordre, la confusion et une jovialité féroce.

Difficile de croire que Nirfäel pouvait encore se tirer de ce traquenard. Difficile de croire qu’il pouvait atteindre cette âme-sœur pour laquelle il était allé si loin dans le noir. Le barde fouilla chaque cellule avec le soin minutieux d’un horloger au travail. Plus il avançait, plus l’atmosphère devenait irrespirable. À cause du feu et de l’angoisse que lui apportait l’échec de ses recherches.

C’est au quatrième étage que tout changea. À ce niveau des geôles, il n’y avait plus que quatre portes verrouillées. La rangée de torches étalait des lueurs humides sur les murs. Un courant d’air torride apporta une senteur de bois chaud et de résine brûlée. Il provenait de la porte au fond du couloir. Nirfäel s’y dirigea. Il siffla et son faucon éventra le verrou de son bec métallique.

La porte s’ouvrit…


Dernière édition par Nirfäel le Dim 22 Mai 2022 - 23:17, édité 1 fois
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Erilys
Erilys
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MessageSujet: Re: Par diva et par barde [PV la Belle de nuit]   Par diva et par barde [PV la Belle de nuit] - Page 2 Icon_minitimeSam 25 Déc 2021 - 11:05


Normalement, les sujets, c’est notre commanditaire qui nous les fournit ! J’ai parlé avec elle, cette femme est une citoyenne, et pas juste une réfugiée sans nom ! Ce que nous avons fait, ce n’est pas... légal !
L’elfe aux trémières noires prit un air satisfait.
Mais mon cher, rien de ce que nous faisons n’est légal comme tu dis !
Iephyr leva les yeux aux ciel en s’agitant avec agacement. On aurait dit un chien qu’un taon turlupine.
Oh ! Et puis m… ! Ce n’est pas que de ça qu’il s’agit ! En fait, tu fais tout ça parce que…
Un grondement sourd fit frémir les pierres, arrachant un cri à la prisonnière. Leur dispute en avait couvert la rumeur poignante, mais il était désormais impossible d’ignorer le chaos extérieur. Le frère et la sœur fixèrent une seconde l’intérieur de la cellule, puis échangèrent un regard sérieux.
Je vais voir ce qui se passe, finit par dire Nerienyphe en se dirigeant vers la porte. Reste ici.
Quand tu reviens, je veux que tu lui ôtes ce truc de la tête. Avant qu’elle ne la perde…
L’elfe des mers s’arrêta dans l’encadrure. Sa respiration était calme et son expression indéchiffrable. Elle s’appuya sur la porte, tapota le vieux bois du bout de l’ongle, pivota vers Iephyr.
Pourquoi n'essaierais-tu pas de le faire toi-même ?
Ce dernier secoua devant lui ses paumes déployées comme pour souligner une évidence. Il s’écria :
Mais parce que je ne sais pas faire !
Te voilà une belle occasion d’apprendre ! Tu m’as suffisamment vu faire pour connaître la procédure par cœur. La bonne nouvelle, c’est que si tu te plantes, tu n’auras pas de compte à rendre. (L’elfe désigna la table d’un coup de menton.) Le bénitier est dans le seau, sous la table. Bonne chance.
Puis, d’un pas leste, Nerienyphe se glissa dans la pénombre du couloir.

La porte se referma lentement, portée par son propre poids. Iephyr se rassit sur son tabouret, la tête légèrement relâchée vers l’arrière, les épaules basses et le dos voûté. Il avisa du coin de l'œil le coffret d’apothicaire légèrement déverni qui attendait d’être ouvert.
Ce coffret en acajou contenait tout un labyrinthe de tiroirs et de compartiments secrets ingénieusement arrangés selon le principe de l’économie d’espace. C’était un bel objet, de grande valeur, du genre qui nous accompagne une bonne partie de la vie. Sa mère lui en avait fait cadeau peu après qu’il lui avait formulé son désir de devenir médecin quelques années plus tôt.
D’une manière qui leur échappa, le projet fut découvert et le chef de famille n’avait pas tardé à lui faire savoir ce qu’il en pensait, d’une manière très éloquente, sans trop user de sa salive : il avait éclaté le coffret contre le marbre dur du hall de leur maison. Personne n’en avait plus jamais parlé depuis, ni lui, ni sa soeur, ni sa mère.

Iephyr s’appuya sur ses genoux pour se lever, s’accroupit devant la table, tira son coffre vers lui. Il le déverrouilla, révélant le double-fond qui dissimulait un laboratoire miniature. Il prit avec lui le bénitier vide, caché dans le seau à côté, exactement comme sa sœur le lui avait indiqué. Le jeune elfe se remit debout, face au mur, fit distraitement jongler le coquillage entre ses mains. Un soupir inquiet s’échappa de ses lèvres avant qu’il ne se retourne pour appeler :
Madame ? Vous m’entendez ? Madame Erilys ? (comme il n’obtenait aucune réponse, il décida d’entrer dans la cellule.)
Madame Erilys..? répéta-t-il, et il posa sa main sur son épaule.
Cette fois la réaction fut immédiate. La demi-elfe hurla, se leva d’un bond, comme si une guêpe l’avait piquée.
Allez-vous en, gargouille ! Laissez ! Laissez-moi ! Laissez-moi…
Le reste de ses paroles se perdit dans un flot de gémissements lugubres.



***

Monsieur Chenu portait très bien son nom. Ses cheveux et ses sourcils fournis étaient blancs comme un œuf dur. Sa moustache, qui cachait une dentition à endeuiller la petite souris, tirait un peu plus sur le jaunâtre. Il avait de tout petits yeux noirs à moitié aveugles, était suffisament peu sourd pour se permettre de prétendre le contraire quand ça l’arrangeait, et il se vantait de n’être jamais incommodé par les mauvaises odeurs. Il vivait en ermite, dans un cabanon qu’il affirmait avoir bâti de ses propres mains situé à l’extérieur de la cité. La seule compagne que sa misanthropie pouvait tolérer quotidiennement s’appelait Colombine. C’était une mule.
Car monsieur Chenu était également très sauvage : il méprisait ostensiblement ce qu’il appelait la faune, c’est-à-dire, en termes courants, les hominidés. Il accusait la domestication de l’homme par l’homme, son incapacité à vivre par lui-même, son manque d’autonomie, « la dissolution de son individualité dans l'amas monochrome de la vie en collectivité ». Mais lui, Chenu, n’avait pas renoncé à son unicité. Il n’avait pas renoncé à l’accomplissement de son potentiel : il chassait ses volailles dans le poulailler, ses lapins dans le clapier, il cueillait lui-même les prunes du verger seigneurial. Les légumes qu’il se faisait en soupe, il les sortait à la sueur de son front de la terre du voisin des Gresys (les propriétaires du clapier) dont le talon pesant avait aplati plus d’un crâne de python.
Oui, monsieur Chenu était un homme accompli. Il se percevait comme un contemplateur de la nature, un esprit éclairé, et il ne craignait d’ailleurs pas d’embrasser la Lumière de la Vérité. Par amour de la philosophie, il s’était même aventuré à regarder le Soleil dans les yeux. Ce ne fut qu’après qu’il découvrit que la Vérité brûlait la rétine, et que la cécité partielle conséquente ne lui permettrait plus d’être ce genre d’homme. Progressivement, il révisa son jugement, émonda ses principes, amollit ses convictions profondes, et il finit par accepter d’obéir aux règles de la faune pour subvenir à ses besoins primitifs.
Ainsi, son talent de n’être pas incommodé par les mauvaises odeurs ne fut pas reconnu. Mais son entêtement de vieil illuminé et sa totale réclusion séduisirent l’Inquisition, qui cherchait un croque-mort discret pour mettre en fosse les restes des festins d’agonie qu’elle donnait chaque semaine. Tous les dimanche, à minuit, il venait avec Colombine et repartait avec un ou deux cadavres et six gros sous dans sa petite bourse, avec un pourcentage de bonus selon le nombre de corps qu’il avait à faire disparaître.
Ce dimanche là ne fit pas exception.

Le vieil ermite sifflotait sous sa capuche, sans se soucier de la tonitruance de l’apocalypse qui planait au-dessus de sa tête comme une épée de Damoclès.
Ces gens et leur maudit Gra’R’No ! Ça y est, Colombine, l’humanité a franchi une nouvelle étape de l’accomplissement de sa totale vanité : ils ne peuvent même plus attendre le mois de décembre pour nous échauffer la bile avec leurs cloches et leurs caramels. On ferait mieux de fuir, Colombine. Avant qu’un représentant de la charité nous pique nos sous, grogna le vieil homme avec dédain.
Ce qu’il ne savait pas, c’était que les raisons qu’il avait de s’inquiéter se situaient beaucoup plus à proximité qu’il ne le soupçonnait.
Un éclair rouge surgit du bas-côté et se posta devant la charrette en feulant. Colombine se cabra, piaffa nerveusement pendant que son maître s'agrippait aux rênes.
Oh ! Oh Colombine ! Arrête un peu t-...!
Monsieur Chenu n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’une main s’était déjà abattue sur son vilain caquet. Il ouvrit grands ses petits yeux affolés, se débattit comme une rapiette entre les serres d’un faucon. Il tenta même de mordre cette énorme main plaquée contre sa bouche, qu’il crut identifier comme celle du voisin des Gresys venu venger ses choux volés. Il aurait bien protesté, mais il était comme qui dirait coincé.
Permet que j’emprunte ta charrette.
Tels furent les derniers mots qu’il entendit chuchoter avant d’être jeté à moitié nu par-dessus bord.
Mais…! Hé ! Colombine ! Rendez-moi ma mule ! chevrota le vieux en levant le poing (dans la mauvaise direction, car il n’y voyait rien.)
TeRcáïl déploya ses ailes et s’avança vers qui s’adressait à lui en grondant.
Va-t’en, vieillard, si tu ne veux pas que je te crève le ventre.
Quoi ? Quoi ?
Le dragon rugit, et monsieur Chenu fut bien forcé d’entendre la menace.
Il courut vers son cabanon en se tenant les bras, gelé et confus.

***

Iephyr tournait frénétiquement les pages de son calepin. Devant lui s’étalaient un désordre d’échantillons tous aussi divers qu’étranges, de tubes de ci, de fioles de ça… L’incertitude le gagnait, tout comme le sentiment de culpabilité. Il sentait que cela le déconcentrait et se désolait de n’arriver à être sûr de rien. À vrai dire, il était au bord des larmes.

Aux yeux de nombre de ses consoeurs et de ses confrères, Iephyr aurait pu avoir été élevé dans un nid de colombes. Les commères, quant à elles, se demandaient plutôt comment il était possible qu’il puisse être à la fois le chérubin dont tout le monde parlait et le fils de Monsieur le bourreau, dont la réputation ne pouvait être décemment racontée qu’en chuchotant. La cohérence tenait dans ce qu’ils partageaient le même sang. Et le sang, c’est l’encre avec laquelle sont tracées les lois de la famille, et la force qui fait plier ses membres devant elles.
Le jeune elfe savait que sa complicité avec sa soeur était allée trop loin. Il savait même que toutes leurs magouilles allaient trop loin depuis le départ. C’était en effet contre sa nature altruiste, pacifique, angélique, on peut le dire. On ne êut pas dire que le choix ait été évident : D’une part, la loyauté inconditionnelle qu’implique le lien familial l’avait fait suivre son père et sa soeur dans ce projet à la finalité obscure ; d’autre part, ses supérieurs n’avaient pas considéré la possibilité qu’il refuse de s’engager. Iephyr s’était retrouvé face à un dilemme cornélien : ses valeurs ou sa famille. La famille avait gagné. La famille gagnait toujours. C’était pour trancher ce genre de décision qu’on l’avait éduqué, au mépris des tiraillements moraux que cela pouvait causer. Ainsi, son petit coffret de médecin avait été perverti, transformé en un laboratoire à poisons, au service d’un projet sinistre commandé par…

La porte s’ouvrit dans un grand fracas, suivi d’un sifflement hostile. Cela causa à Iephyr un sursaut spectaculaire qui lui fit lâcher tout ce qu’il avait en mains. Il eut un mouvement de recul en voyant une fusée de métal fendre l’air, toute prête à s’abattre… sur lui, vraisemblablement.
Mais le jeune homme avait du réflex. La magie, fort heureusement, ça le connaissait un peu.
Il éleva sa paume droite devant lui. L’air commença à se distordre comme sous l’effet d’une intense chaleur. L’oiseau (car Iephyr le voyait maintenant d’assez près pour identifier sa forme) se heurta contre sa barrière, l’éclaboussant d’étincelles d’or qui se perdirent avant même de toucher terre. L’elfe profita de son étourdissement pour essayer de dévisager le magicien.
Il se tenait droit dans l’encadrure, l’air impavide. Avec ses vêtements colorés et son port de statue, on aurait dit une de ces enluminures qui accompagnent les manuscrits précieux. Il avait également les cheveux blancs.
Son sang ne fit qu’un tour.
Attendez ! s’écria Iephyr.
Mais le rapace récidivait, avec un peu plus de hargne à chaque tentative de lui déchiqueter la carotide.
Vous… Vous êtes ce demi-elfe n’est-ce pas..? Vous êtes Nirfäel ?
Il ne sut s’il l’avait entendu, car les cris stridents du faucon couvraient sa voix.
Entre deux mots, il esquivait ou défendait une attaque.
Je sais, vous êtes en colère mais il faut que vous compreniez… Ma soeur ma trompé et je veux réparer cette erreur…! Elle est dans un état…
Le pauvre Iephyr, s’il parvenait à invoquer ses boucliers magiques toujours à temps pour se protéger des assauts du faucon, se sentait reculer. De toute évidence, ce n’était pas lui qui menait la danse.
Arrêtez ! je vous en prie ne me tuez pas !
Bientôt, son dos rencontra le mur. C’était un mur, mais pour lui, c’était une pierre tombale – la sienne de préférence. Il continua de se défendre, aussi peu dignes que soient ses tortillements pour se protéger. Il se recroquevilla de plus en plus, jusqu’à ce que ses fesses touchent le sol. Il serra les paupières, se fit plus petit que jamais, utilisant ses deux mains pour se protéger et, déballant tout d’une traite, sans ponctuation :
Vous ne comprenez pas, elle est dans un état grave ! Elle a un parasite dans la tête et il faut à tout prix le lui enlever et je suis le seul à pouvoir le faire, s’il vous plaît, vous avez besoin de mon aide et oh ! J’accepte d’être votre otage mais vous ne devez pas me tuer, si vous me tuez vous ne trouverez jamais personne d’autre pour la guérir, s’il vous plaît ne me tuez pas je vous en supplie…
Un éclat puissant le fit sursauter de nouveau. Puis, Iephyr reprit son souffle. Les sifflements s’étaient tus.
Ce n’était donc pas sa cervelle qu’on avait fait sauté, mais le verrou du cachot.
Lentement, Il finit par relever sa grimace apeurée vers le demi-elfe.
Ce dernier considérait la prisonnière depuis l’entrée de sa cellule.
Erilys, ramassée sur elle-même, chiffonnée comme une boule de papier, tentait de maîtriser sa respiration de sorte à ne faire aucun bruit. L’extrême tension de ses muscles suggérait sa terreur et ses efforts pour la contenir.
Iephyr se releva en silence. Il avait peur, lui aussi, il avait honte, mais, d’un autre côté, avait de l’espoir : il voyait là une occasion unique de revenir sur ses pas et changer sa voie : de choisir ses valeurs, qu’il avait toujours su bonnes, plutôt que de suivre ses mauvais bergers.
Sa petite voix trémolante rejoignit timidement Nirfäel.
N’essayez pas de la toucher, Elle risque de… Sa réaction peut être assez impressionnante.
Il les observa, le visage figé dans une expression de crainte mêlée à la compassion.
Et je doute qu’elle puisse vous répondre non plus… Ce sont des hallucinations qui la rende comme ça. Quelque chose essaie de prendre sa place. Dans sa tête… Il ajouta, sur un ton qu’il voulait plus confiant. Mais je peux lui enlever ! Hum…
Il restèrent muets un court instant.
J’ai discuté avec elle avant… Jusqu’à ce qu’elle perde conscience. Elle est gentille, bredouilla Iephyr. Je me souviens que Thymar m’a déjà parlé de cette dame une fois. Vous… vous vous connaissez, j’ai cru comprendre ? C’est un ami que j’estime beaucoup. Il me semble que c’est grâce à elle qu’il est devenu, disons, moins grognon. Plus serein.
Iephyr parlait, ou monologuait, sans trop savoir s’il s’adressait à Nirfäel ou s’il se confessait à une tierce présence divine. Un peu des deux, sûrement.
C’est quelqu’un de bien, je crois. Vous savez comment je l’ai su ? Je l’ai su au son de sa voix. On dit que le regard est une lucarne sur l’âme des gens. Moi, je crois que quand on veut profondément comprendre quelqu’un, plutôt que de scruter le fond des yeux, il faut scruter le fond de sa voix. Il suffit juste… de savoir écouter. Madame Erilys a une belle voix. Très claire. Très équilibrée. Et elle a certainement une belle âme.
Il poursuivit.
Vous êtes venu pour la ramener en sécurité. Rien de ce que je peux vous promettre ne vous dissuadera de repartir sans elle, c’est un fait. (Il soupira.) Sauf que, comme vous le voyez… Elle est incontrôlable et il y a peu de chance pour qu’elle nous suive d’elle-même. (Il se ménagea une pause, fixant Nirfäel d’un oeil inquiet.) Je ne vois qu’une solution si vous voulez la faire sortir : il faudrait l’endormir. J’ai ce qu’il faut pour ça.
Il entendirent soudain des échos de pas émanant du couloir. Les deux elfes s’immobilisèrent, foudroyés par la panique.
Mais les pas s’estompèrent.
Cela ne les empêcha pas de ressentir un peu plus fort l’urgence de leur manœuvre.
Dépêchons ! Je vais vous demander de me faire confiance. Je vais aussi vous demander de faire quelque chose qui sera difficile pour vous : Retenez Madame Erilys. Il faut lui faire avaler un somnifère.

***

Quoi ? Un autre incendie ?
Oui, dans les archives ! s’écria un soldat casqué de travers.
Et comme vous le voyez, le rempart Est a été démoli. Ce sont les dragons, ajouta un autre, dont le heaume était cabossé au niveau du front.
Et les latrines…! ajouta le premier, sur un ton analogue à celui d'une personne qui agonise et à qui on a refusé le coup de grâce.
Je vois ça, mais qu’est-ce qui leur prend ? Bon sang, on n’avait besoin de ça !
Le pas lourd et métallique, d’une régularité militaire caractéristique, annonça le passage d’un commandant de section. Nerienyphe roula des yeux, mais se retourna comme il se devait. Le fameux avait une allure grotesque, avec sa mâchoire exagérément carrée, sa fossette au menton et son torse bombé, trois des marques suprêmes de l'héroïsme viril.
Quoi que vous ayez en tête, nous avons un problème plus urgent à régler. Concentrez-vous ! Nous avons de tous les bras et de toutes les têtes possibles ! Abyre est assiégée !
L’elfe prit sa plus belle intonation de lèche-bottes.
Tout de suite, mon Commandant. Je pars donc aux archives aider à éteindre l’incendie.
Alors, c’est au puits qu’il faut vous diriger.
Au puits, répéta-t-elle.
Bien !
Le commandant pris une grosse inspiration, proportionnelle à la grosseur de son égo, et s’écria :
En rang !
Puis il s’en alla au pas gymnastique, suivi de sa section de soldats fidèles, mais un peu moins dorés que lui.
Quel gros con celui-là, dit l’elfe au casque mal vissé dès qu’ils furent suffisamment loin pour ne pas l’entendre.
J’espère qu’il se fera rôtir, renchérit l’autre sans vergogne, en croisant résolument les bras.
Nerienyphe, le menton dirigé vers les nuages, observait leurs assaillants ailés d’un air grave.
Oui, Abyre est assiégée… par des dragons qui ne volent pas droit !

Les flammes faisaient encore rage dans la bibliothèque, dont la porte recrachait une épaisse fumée brune. Des archivistes entraient et sortaient en toussant, chargés de parchemins et de livres cuirassés qu’il déposaient par brassées hors de la pièce. Malgré des dommages non négligeables, l’incendie semblait en bonne voie d’être maîtrisé. Au bout d’une heure, rythmée par le balancement des seaux d’eau et les trépignements des soldats, on déclarait le danger écarté.
Nerienyphe arrosa abondamment les dernières braises et essuya sont front perlé de sueur avec soulagement. Elle promena son regard autour d’elle, observant le décor noirci ou flottait un air de ruine. C’est là qu’elle remarqua, parmi les cendres, une sorte d’armature anguleuse. Nerienyphe fit quelques pas en avant, se pencha, remua l’objet avec la pointe de sa botte. C’était la carcasse noircie d’une lanterne.

Quel crétin, celui qui laisse une lanterne sans surveillance dans une bibliothèque !
Elle ne resta pas longtemps à étudier la scène, car l’odeur du papier brûlé lui donnait le tournis. C’est en sortant des archives que le mot “intru” lui tomba dans l’oreille.
Mais oui, je vous dis ! Un gars habillé en fraisier, on pouvait pas le louper ! Il était là, il sortait des archives en criant “Au feu ! Au feu !”

Nerienyphe comprit alors que son plan avait marché, mais qu’elle l’avait laissé couler.
Quant elle retourna au cachot, celui-ci était vide, et Iephyr, son coffret, le bénitier, tout avait disparu.[/color]
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